Ce « portrait » de la Vierge Marie[1], conservé au Met de New York, a longtemps été considéré comme un fragment sauvegardé d’une œuvre détruite d’Andrea del Sarto intitulée La Vierge à l’enfant avec saint Jean Baptiste, œuvre dont l’existence est attestée par une gravure de Cornelis Bloemaert[2]. Cependant, en 1999, on a cru redécouvrir l’œuvre originale, conforme à la gravure, dans les collections du musée de Perm, en Russie[3]. La tête de la Vierge y représente bien le même modèle que le « portrait » du Met. Toutefois, comme sur la gravure, le modèle semble beaucoup plus âgé, et son visage se révèle bien moins touchant dans son expression. L’œuvre, au demeurant superbe, n’atteint pas au niveau du génie d’Andrea del Sarto, si bien que, finalement, le tableau de Perm, a été attribué à un autre grand artiste florentin, Franciabigio, qui a partagé l’atelier d’Andrea del Sarto de 1506 à 1509. Curieusement, le soi-disant « fragment » du Met, pourtant d’une facture bien différente et d’une qualité supérieure, a reçu la même attribution.
Andrea del Sarto : « le peintre parfait »
Selon toute vraisemblance, ce portrait de la Vierge Marie n’est ni un fragment d’une œuvre disparue d’Andrea del Sarto, ni une œuvre de Franciabigio d’après ce dernier : il s’agit bel et bien d’une étude préparatoire, de la main même d’Andrea del Sarto, pour une œuvre originale aujourd’hui disparue, œuvre dont Franciabigio fit une copie et Cornelis Bloemaert une gravure. Cette étude serait donc une œuvre de jeunesse, peinte, vers 1507, par celui que Robert Browning considérait comme « le peintre parfait ». Le modèle en est Lucrezia del Fede, dont Andrea tomba éperdument amoureux dès la première fois que, probablement pour ce portrait de la Vierge Marie, il la prit pour modèle. Quand Lucrezia fut mariée, toute jeune, à un riche chapelier de Florence, il n’en continua pas moins à la faire poser. Un an après le veuvage de celle-ci, en 1516, Andrea l’épousa et ne cessa jamais de la peindre en tant que Madone ou Marie-Madeleine. Même quand on lui commandait le portrait d’autres femmes, il ne pouvait s’empêcher de les faire ressembler à sa bien-aimée…
Contempler les merveilles que Dieu fit pour elle et par elle
Ce visage qui fait la couverture de votre Magnificat est un chef-d’œuvre absolu, au-dessus même du portrait de La Joconde où Léonard a génialement réussi à révéler toute la complexité d’une âme humaine en un discret sourire ambigu. Ici, en des yeux humblement baissés, entr’ouverts sur l’invisible, Andrea ouvre une fenêtre sur la vie intérieure de celle que tous les âges diront bienheureuse et qui gardait précieusement en son cœur, pour les contempler, les merveilles que Dieu fit pour elle et par elle. Admirable recueillement de l’expression d’une jeune fille qui suggère la gloire de Dieu portant son fruit de Salut au sein de la plus pure et délicate humilité.
Andrea del Sarto demeure avec Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci, l’un des quatre génies qui ont élevé la Renaissance italienne jusqu’à un sommet insurpassable. De ce quatuor, Andrea est le moins connu, mais non le moindre. Quel artiste inspiré que celui qui a réussi à restituer, avec une telle finesse d’expression, le grand mystère de cette toute jeune fiancée par qui les puissances du mal et de la mort vont être vaincues ! Quel artiste a jamais réussi à rendre aussi explicitement lisibles sur un visage les sentiments de cette femme bénie qui gardait tous ces événements et les contemplait dans son cœur (Lc 2, 51). Quel artiste a jamais réussi à nous faire approcher d’aussi près le mystère de cette épouse qui, à treize ou quatorze ou quinze ans, est devenue rien moins que la Mère de Dieu ?
Visage de la Vierge (v. 1509), Franciabigio (1484-1525), New York City (NY, USA), The Metropolitan Museum of Art. Photo : Domaine public.
Au cœur de l’Ombrie, non loin d’Assise, la petite ville de Spello renferme l’une des œuvres les plus émouvantes de la Renaissance, le décor de la chapelle Baglioni, que Troilo Baglioni commanda au Pinturicchio, quelques années avant d’être nommé évêque de Pérouse. Le peintre est alors au sommet de son art : l’ensemble composé pour cette chapelle de l’église Santa Maria Maggiore de sa ville natale est assurément l’un de ses chefs-d’œuvre.
Le raffinement de la Renaissance
Les trois parois de la chapelle sont ornées de fresques, technique dont Bernardino di Betto (surnommé Pinturicchio en raison de sa petite taille) avait démontré la maîtrise dans la chapelle Sixtine, en 1481. Consacrées à la vie de la Vierge et à l’enfance du Christ – l’Annonciation, l’Adoration des bergers et le Christ parmi les docteurs –, les trois compositions témoignent d’une élégance et d’un raffinement caractéristiques de la Renaissance et mêlent harmonieusement architecture et nature. Dans la scène du Christ parmi les docteurs, le peintre fait le choix audacieux de représenter Jésus non pas dans le Temple, mais sur le parvis d’un édifice qui s’élève dans un paysage. La composition marie habilement rigueur, perspective et goût du détail anecdotique : la scène est construite autour de la figure du Christ, adorable enfant de 12 ans, qui ordonne la perspective. Derrière lui, dans l’axe, s’élève une construction qui témoigne de l’intérêt de la Renaissance pour les architectures de plan centré, forme idéale par excellence, qui évoque celle que le maître de Pinturicchio, Pérugin, avait peinte dans la scène du Christ donnant les clés à saint Pierre,à la chapelle Sixtine. Cette architecture qui célèbre l’antique par la rigueur de son ordre et par son décor, avec des statues dans les niches latérales encadrées de grotesques, s’élève sur un podium, dans un paysage où chaque élément a été soigneusement pensé et distribué. Ce cadre, harmonieux et calme, donne à la scène du premier plan une force particulière. Deux groupes sont répartis autour du Christ : à gauche, une foule d’hommes élégants, tenant pour beaucoup d’entre eux des livres, des docteurs, des savants, des érudits et, parmi eux, en noir, à l’extrême gauche, Troilo Baglioni. À droite, quelques personnages, des femmes surtout, et au premier plan Joseph et Marie, qui viennent de retrouver leur enfant, perdu depuis plusieurs jours. La rigueur de la composition, la science de la perspective, l’élégance et le raffinement des figures, de l’architecture et du paysage, la délicatesse des accords chromatiques, tout trahit l’art de la Renaissance et contribue à faire de cette fresque l’un des meilleurs exemples de l’humanisme savant et du beau idéal que Pérugin, Pinturicchio puis, à leur suite, Raphaël portèrent à un degré d’excellence.
La douce autorité du Christ
Pinturicchio fait le choix étonnant d’une scène d’extérieur. Deux raisons permettent de l’expliquer : le souhait d’une continuité spatiale avec les autres parois de la chapelle qui présentent des paysages, et celui, humaniste, de considérer l’espace extérieur, celui de la cité, de l’agora, comme le lieu de l’enseignement. Car s’il ne respecte pas le récit évangélique qui précise que c’est dans le Temple que Marie et Joseph retrouvèrent l’enfant, le peintre restitue bien l’esprit de la lettre : Jésus enseigne, avec la douce autorité de celui qui sait toutes choses et qui tient toutes ces choses de son Père. Les livres jetés à terre démontrent la puissance de cet enseignement ; les docteurs reconnaissent en cet enfant un maître : Et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses (Lc 2, 47). Jésus se « révèle comme Sagesse. Il assume le rôle du maître comme il le fera plus tard dans sa vie publique, en prononçant des paroles qui suscitent l’admiration » (saint Jean-Paul II). Le choix de la scène, dans un cycle consacré à la petite enfance (Annonciation, Adoration des bergers) est inhabituel et n’est pas anodin : le commanditaire de la chapelle, le dominicain Troilo Baglioni, souhaitait sans doute montrer que l’Église, alors fragilisée par le pontificat d’Alexandre VI Borgia, était en lutte contre des hérésies internes mais que l’autorité du Christ convertissait les intelligences obscurcies.
Un fiat renouvelé
Plus encore que ce message à peine voilé de dénonciation d’un pontificat traversé par de nombreux scandales, c’est un détail savoureux qui nous permet d’entrer dans l’intelligence spirituelle de l’œuvre : Marie retient Joseph par la ceinture de la main droite, cependant que de la main gauche, dans un geste presque semblable à celui que Pinturicchio avait déjà utilisé dans la scène de l’Annonciation, elle demande à son époux d’attendre. La scène se déroule juste avant que Jésus ne s’étonne que ses parents l’aient cherché : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » (Lc 2, 49). Pourtant Marie, par ce geste, semble déjà comprendre et garder dans son cœur tous ces événements (Lc 2, 51). Commentant l’épisode, saint Jean-Paul II soulignait que Marie « relie les événements au mystère du Fils qui lui a été révélé lors de l’Annonciation, et elle les approfondit dans le silence de la contemplation, en offrant sa collaboration dans l’esprit d’un fiat renouvelé ». Le geste que Pinturicchio attribue à Marie, dans les deux scènes de l’Annonciation et du Christ parmi les docteurs, rend visible ce renouvellement du fiat, et nous invite à nous mettre à l’écoute du Maître pour l’accueillir et offrir, à notre tour, nos humbles fiat à sa volonté.
Sophie Mouquin
Maître de conférences en histoire de l’art moderneà l’université de Lille.
Ce « portrait » de la Vierge Marie[1], conservé au Met de New York, a longtemps été considéré comme un fragment sauvegardé d’une œuvre détruite d’Andrea del Sarto intitulée La Vierge à l’enfant avec saint Jean Baptiste, œuvre dont l’existence est attestée par une gravure de Cornelis Bloemaert[2]. Cependant, en 1999, on a cru redécouvrir l’œuvre originale, conforme à la gravure, dans les collections du musée de Perm, en Russie[3]. La tête de la Vierge y représente bien le même modèle que le « portrait » du Met. Toutefois, comme sur la gravure, le modèle semble beaucoup plus âgé, et son visage se révèle bien moins touchant dans son expression. L’œuvre, au demeurant superbe, n’atteint pas au niveau du génie d’Andrea del Sarto, si bien que, finalement, le tableau de Perm, a été attribué à un autre grand artiste florentin, Franciabigio, qui a partagé l’atelier d’Andrea del Sarto de 1506 à 1509. Curieusement, le soi-disant « fragment » du Met, pourtant d’une facture bien différente et d’une qualité supérieure, a reçu la même attribution.
Andrea del Sarto : « le peintre parfait »
Selon toute vraisemblance, ce portrait de la Vierge Marie n’est ni un fragment d’une œuvre disparue d’Andrea del Sarto, ni une œuvre de Franciabigio d’après ce dernier : il s’agit bel et bien d’une étude préparatoire, de la main même d’Andrea del Sarto, pour une œuvre originale aujourd’hui disparue, œuvre dont Franciabigio fit une copie et Cornelis Bloemaert une gravure. Cette étude serait donc une œuvre de jeunesse, peinte, vers 1507, par celui que Robert Browning considérait comme « le peintre parfait ». Le modèle en est Lucrezia del Fede, dont Andrea tomba éperdument amoureux dès la première fois que, probablement pour ce portrait de la Vierge Marie, il la prit pour modèle. Quand Lucrezia fut mariée, toute jeune, à un riche chapelier de Florence, il n’en continua pas moins à la faire poser. Un an après le veuvage de celle-ci, en 1516, Andrea l’épousa et ne cessa jamais de la peindre en tant que Madone ou Marie-Madeleine. Même quand on lui commandait le portrait d’autres femmes, il ne pouvait s’empêcher de les faire ressembler à sa bien-aimée…
Contempler les merveilles que Dieu fit pour elle et par elle
Ce visage qui fait la couverture de votre Magnificat est un chef-d’œuvre absolu, au-dessus même du portrait de La Joconde où Léonard a génialement réussi à révéler toute la complexité d’une âme humaine en un discret sourire ambigu. Ici, en des yeux humblement baissés, entr’ouverts sur l’invisible, Andrea ouvre une fenêtre sur la vie intérieure de celle que tous les âges diront bienheureuse et qui gardait précieusement en son cœur, pour les contempler, les merveilles que Dieu fit pour elle et par elle. Admirable recueillement de l’expression d’une jeune fille qui suggère la gloire de Dieu portant son fruit de Salut au sein de la plus pure et délicate humilité.
Andrea del Sarto demeure avec Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci, l’un des quatre génies qui ont élevé la Renaissance italienne jusqu’à un sommet insurpassable. De ce quatuor, Andrea est le moins connu, mais non le moindre. Quel artiste inspiré que celui qui a réussi à restituer, avec une telle finesse d’expression, le grand mystère de cette toute jeune fiancée par qui les puissances du mal et de la mort vont être vaincues ! Quel artiste a jamais réussi à rendre aussi explicitement lisibles sur un visage les sentiments de cette femme bénie qui gardait tous ces événements et les contemplait dans son cœur (Lc 2, 51). Quel artiste a jamais réussi à nous faire approcher d’aussi près le mystère de cette épouse qui, à treize ou quatorze ou quinze ans, est devenue rien moins que la Mère de Dieu ?
Visage de la Vierge (v. 1509), Franciabigio (1484-1525), New York City (NY, USA), The Metropolitan Museum of Art. Photo : Domaine public.
[1]. https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437608
[2]. https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/RP-P-BI-1253A
[3]. https://permartmuseum.com/exhibit/11776?
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