Quelle tendresse dans ces quelques mots : « Il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers » (Lc 15, 20). Qui n’a jamais été bouleversé par le récit du fils prodigue ? Ce fils qui dilapide sa fortune, mène une vie de désordre, et qui, revenant vers son père, est accueilli à bras ouverts. Ce fils ingrat que le père accueille comme un roi. Comme nous voudrions parfois être accueillis avec tant de douceur lorsque nous nous sommes éloignés de ceux que nous aimons et qui nous aiment ! Comme nous sommes tentés souvent de réagir comme le fils aîné rongé par la colère et la jalousie. Avec les paraboles de la brebis égarée et de la drachme perdue, qui encadrent le récit de l’enfant prodigue, celle du fils auquel le père fait toute miséricorde nous invite à plonger au cœur de l’amour infini de Dieu. C’est le Père qui court vers son fils. Le pape Benoît XVI nous propose une belle réflexion sur cet élan paternel : « Chers amis, comment ne pas ouvrir notre cœur à la certitude que, tout en étant pécheurs, nous sommes aimés de Dieu ? Il ne se lasse jamais de venir à notre rencontre, il parcourt toujours lui-même en premier le chemin qui nous sépare de lui. Le livre de l’Exode nous montre comment Moïse, par sa supplication confiante et audacieuse, a réussi, en quelque sorte, à déplacer Dieu de son trône du jugement au trône de la miséricorde (cf. 32, 7-11.13-14). Le repentir est la mesure de la foi et grâce à lui, on revient à la Vérité. L’Apôtre Paul écrit : Il m’a été fait miséricorde parce que j’agissais par ignorance, étranger à la foi (1 Tm 1, 13). Pour revenir à la parabole du fils qui revient “à la maison”, nous notons que lorsque le fils aîné paraît, indigné par l’accueil festif réservé à son frère, c’est encore le père qui va à sa rencontre et sort pour le supplier : “Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi” (Lc 15, 31). Seule la foi peut transformer l’égoïsme en joie et renouer des rapports justes avec notre prochain et avec Dieu. “Il fallait bien festoyer et se réjouir – dit le père – car ton frère que voilà […] était perdu, et il est retrouvé !” (Lc 15, 32) » (Benoît XVI, Angélus du 12 septembre 2010).
Vivante sera ma vie
Des paraboles bibliques, l’enfant prodigue est l’une des plus souvent représentées par les artistes : la version de Rembrandt (1668, Saint-Pétersbourg, Ermitage) en est devenue l’image iconique. Celle de Pompeo Girolamo Batoni est moins connue, mais elle est pourtant puissante : l’artiste, célèbre pour ses portraits d’aristocrates ou d’amateurs qui accomplissaient leur « Grand Tour » à la découverte des merveilles artistiques de l’Italie, adopte une composition assez originale, dépourvue de tout détail anecdotique. L’œuvre, achetée en 1773 auprès de l’artiste par l’archiduc et l’archiduchesse d’Autriche, atteste la maîtrise picturale de Batoni, portraitiste de grand talent qui excelle dans la transcription des matières. Le père, richement vêtu d’un manteau rouge doublé de fourrure, ouvre ses bras à son enfant. Le fils n’a plus pour vêtement qu’un linge noué à la taille, où pend une écuelle retenue par une corde. Les yeux fermés, il appuie sa tête sur la poitrine paternelle en joignant les mains. C’est l’image même de la repentance qui est ici transcrite : le fils n’ose pas regarder son père. Mais il ose s’approcher de lui. Plus encore même, il repose sur son cœur. Aux yeux fermés du fils répondent les yeux pleins de tendresse du père, qui regarde son enfant. Aux mains jointes du fils répondent les mains déployées du père, pour ouvrir son manteau et le prendre par le bras. Admirable échange que celui du père et du fils, unis dans l’amour. La composition repose sur ce cercle que dessinent les bras du père et que suit l’inclinaison de sa tête : c’est l’image même de l’amour paternel, enveloppant et protecteur. C’est le visage de la confiance de l’enfant, qui se blottit contre le sein de son père, et que l’on entend presque murmurer, dans un souffle « Abba, père » (cf. Ga 4, 6). C’est l’expression même de la conversion. Batoni songea-t-il, en composant cette œuvre qui plonge le spectateur dans le cœur à cœur entre père et fils, à ce merveilleux récit de saint Augustin qui s’écrie, au terme de sa vie d’errance, ayant consenti à l’amour de Dieu : « Désormais vivante sera ma vie, remplie de toi, jusque-là, trop vide encore de toi je pesais sur moi » (saint Augustin, Confessions) ? Le fils « pèse » sur la poitrine du père, comme pour mieux sonder ce cœur qui ne bat que pour lui. « Vivante sera ma vie. » C’est bien le sens de la parabole et le cri du père : « Mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé » (Lc 15, 24). Car la mort est le péché qui nous sépare de l’amour de Dieu, qui nous arrache à la source même de la vie, qui nous fait croire que le Père ne peut nous pardonner. Sainte Catherine de Sienne rapporte ces mots bouleversants du Christ : « Voilà le péché impardonnable dans ce monde et dans l’autre. C’est celui de l’homme, qui, en méprisant ma miséricorde, n’a pas voulu être pardonné. C’est pourquoi je le tiens pour le plus grave, et c’est pourquoi le désespoir de Judas m’attrista plus que sa trahison. Aussi les hommes seront-ils condamnés pour ce faux jugement qui leur fit croire que leur péché était plus grand que ma miséricorde » (Catherine de Sienne, Dialogues). Puissions-nous, en contemplant cette œuvre, nous lever pour courir vers le Père et nous jeter dans ses bras, sûrs de son amour infini pour nous, quelle que soit notre faute.
Sophie Mouquin
Maître de conférences en histoire de l’art à l’université de Lille.
Le Fils prodigue (1773), Pompeo Batoni (1708-1787), Vienne (Autriche), Kunsthistorisches Museum. © Imagno / La Collection
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