Matin de Pâques (1828-1835), Caspar David Friedrich
Le Matin de Pâques de la collection Thyssen-Bornemisza, à Madrid, évoque irrésistiblement des œuvres plus connues de ce grand peintre romantique allemand que fut Caspar David Friedrich ; mais par certains côtés, il détonne sur l’ensemble de sa production.
L’âme de la nature
Sommets escarpés, à-pics vertigineux, plaines lugubres, pentes verdissantes, grèves nocturnes, rochers, glaces, arbres et lacs : tel est l’univers dans lequel aime replonger, de musée en musée, l’amateur des tableaux si distinctifs du peintre allemand. Quelques églises, quelques personnages, quelques navires n’empêchent pas que ses nombreux dessins puis ses toiles représentent la nature, et rien que la nature. Malgré la prégnance des paysages inspirés des bords de la Baltique, où il était né sujet du roi de Suède et où il apprit à dessiner, malgré son goût personnel prononcé pour les excursions, poursuivies dans les environs de Dresde où il vécut longtemps, Friedrich invente ou recompose bien plus qu’il ne copie, à partir des dessins réalisés en extérieur, qui lui fournissent une sorte de répertoire d’éléments naturels. Comme Goethe, qui l’admirait, il pensait que Dieu se donne à voir aux hommes à travers la nature et sa peinture explore non une géographie précise mais l’âme humaine et le divin dans la création. Pour cette toile, assez petite à l’aune de ses formats habituels, il a choisi un paysage plus banal qu’à l’ordinaire, tout en lui conférant la composition très structurée, tripartite, dont il est coutumier.
La peinture de Friedrich a ceci de très paradoxal qu’elle est entièrement empreinte de spiritualité chrétienne, sans pour autant représenter d’épisode biblique. Il s’agit pour lui de se dissocier à la fois d’un modèle artistique dont il critique le « bric-à-brac » entassé, et du modèle catholique aux représentations foisonnantes, pour se recentrer sur un essentiel que son éducation luthérienne lui indique de rechercher dans l’intériorité. C’est le regard de ce croyant sur la nature qui lui fait y trouver Dieu (plutôt que les signes de Dieu qu’y verrait un théologien catholique), comme le rappelle le titre de l’exposition de 2025 au Metropolitan Museum of Art, L’Âme de la nature.
En chemin vers Dieu
Si l’on peut qualifier le monde de Friedrich de « mystérieux », c’est d’une part à cause de ce sens caché qu’on y devine. Que ce peintre ait pu affecter des paysages à des retables, comme il le fit pour le célèbre retable de Tetschen, prétendre évoquer Dieu par une nature symbolique, voilà qui a perturbé ses contemporains au point de les choquer. D’autre part, il se lit, dans les figures humaines qui le peuplent, souvent solitaires ou du moins isolées, une relative mélancolie, la nostalgie un peu ambiguë d’un ailleurs divin. Comme dans le Matin de Pâques, elles ont presque toujours le dos tourné au spectateur, lui communiquant leur attente. Notre peintre délinéamente parfois une croix ou un clocher, mais le plus souvent c’est une fenêtre, un arbre ou une lueur dans la nuit qui servent à affirmer la présence divine. Ici, tout autre aurait choisi de faire figurer le soleil, symbole du Christ Soleil de justice (Ml 3, 20). Friedrich fait un pas de côté en se bornant à la lune, laissant au spectateur le choix de réfléchir et d’adhérer, ou non, au message de foi exprimé sur la toile, et, peut-être, de comprendre que la lune peut, chez ce peintre, représenter le Christ en tant qu’il reflète la lumière du Père.
Peut-on dire que Friedrich crée un langage ? Certainement, à condition de ne pas chercher à en éditer un dictionnaire. Certes, une borne de pierre, comme celles qui marquent le chemin sinueux de notre toile, peut représenter la foi, de même que la présence de trois personnages peut signifier la Trinité : cependant le spectateur demeure libre de son interprétation.
Le chemin suivi par l’artiste dans sa vie personnelle fut un chemin de croix rythmé par de nombreux deuils familiaux, et par une tendance à ce que nous appellerions aujourd’hui la dépression. Son chemin vers la postérité n’a pas été non plus sans aléas. Caspar David Friedrich s’est imposé sur la scène artistique alors qu’il avait déjà trente ans ; son œuvre a trouvé ses zélateurs, comme le futur roi de Prusse, mais elle a aussi déchaîné les passions ; cependant, son étoile a passé très vite au firmament des illustres, si bien qu’elle est pratiquement tombée dans l’oubli avant d’être redécouverte au début du xxe siècle.
Le jour point
Friedrich a souvent privilégié les moments d’indécision de la lumière : aurores ou crépuscules, brumes, couchers de soleil. Le titre de ce tableau confère à l’instant choisi une importance symbolique toute particulière. Après le sabbat, à l’heure où commençait à poindre le premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l’autre Marie vinrent pour regarder le sépulcre, dit saint Matthieu (28, 1) ; Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin ; c’était encore les ténèbres, raconte saint Jean (20, 1). Luc parle de la pointe de l’aurore (24, 1) et Marc du lever du soleil (16, 2). Cette aube est à nulle autre pareille : c’est celle de la résurrection. Rien ne le dit si ce n’est, une fois que l’on a lu le titre, les femmes en marche, des bourgeons à la pointe des ramilles, une lune laiteuse, et une lumière rosée, ascendante, dans un ciel qui semble s’ouvrir, au centre du tableau, sur des zébrures plus claires. Pour croire en la résurrection il faut faire ce que l’artiste, selon Friedrich, doit faire pour produire une œuvre valable : regarder en soi-même, se tourner vers son cœur. « Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais également ce qu’il voit en lui. » Alors on pourra emprunter ce chemin offert au spectateur, en un tableau qui, de manière inhabituelle pour ce peintre, établit une continuité entre le paysage et celui qui le regarde. Le désir de Dieu nous met en chemin vers lui, dans l’espérance.
Delphine Mouquin
Agrégée et docteur de lettres modernes
Pour aller plus loin
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Alison Hokanson, Caspar David Friedrich: The Soul of Nature, cat. exp. The Metropolitan Museum of Art, New York, 8 février au 11 mai 2025, New York, Metropolitan Museum of Art, 2025.
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Birgit Verwiebe et Ralph Gleis, Caspar David Friedrich: Infinite Landscapes, cat. exp. Alte Nationalgalerie, Staatlichen Museen zu Berlin, 19 avril au 4 août 2024, Berlin, Prestel, 2024.
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Laure Cahen-Maurel et Jean-Noël Bret, L’Œil de l’esprit : Caspar David Friedrich et le romantisme allemand, Paris, Hermann, 2019.
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Werner Hofmann, Caspar David Friedrich, Paris, Hazan, 2000.
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