Le Christ devant Pilate (1494), Hans Holbein (1465-1524)
Hans Holbein l’Ancien, né en 1465, est mort en 1524, il y a cinq cents ans. Il ne doit pas être confondu avec son fils du même nom, dont les œuvres sont sans doute plus connues – le portrait d’Henri VIII ou l’anamorphose des Ambassadeurs, par exemple. La Passion grise, achetée en 2003 par la Galerie d’État de Stuttgart, et qui a subi une restauration approfondie de deux ans, constitue à la fois le chef-d’œuvre d’Holbein l’Ancien et un ensemble pictural très original.
Les réalités d’en haut
Il se composait de deux très hauts volets de bois décorés, sur chacune de leurs faces, de trois épisodes de la Passion superposés à la verticale. Au centre de ce retable devait se trouver une scène de crucifixion – peut-être un groupe statuaire. Six des scènes sont réalisées dans des teintes de gris, les six autres, comme ce Christ devant Pilate, dans des tons éburnéens. Le choix de ces camaïeux n’est pas sans précédent : on en trouve beaucoup sous le pinceau de Van Eyck, puis de Memling, notamment pour des volets de polyptyques, auxquels leur uniformité de couleur donnait un rang subalterne par rapport aux panneaux centraux ; elle servait aussi à les intégrer à l’architecture, en trompe-l’œil. Pendant le Carême ou l’Avent, les volets fermés ne laissaient voir que les grisailles, et on les rouvrait à Pâques ou à Noël sur la splendeur colorée anticipant le ciel. Mais les étapes de la Passion du Christ d’Holbein ne représentent ni des statues ni des éléments d’architecture, et ne cherchent pas à donner au spectateur l’illusion de la pierre ou du marbre. Elles mêlent en effet à la teinte dominante des parties colorées : ici le carrelage, le trône, et surtout la chair des personnages. L’effet est surprenant, d’autant que les traits des visages sont individualisés avec un réalisme presque caricatural. De ce fait, la scène se trouve comme à mi-chemin entre le réel et le spirituel, entre l’histoire et la contemplation : la monochromie apparaît comme un moyen de rappeler au spectateur que ce qu’il voit est à comprendre comme une de ces réalités d’en haut (Col 3, 2) vers lesquelles saint Paul nous invite à nous tourner sans cesse.
Quel roi ?
Il faut bien ce regard nouveau, inspiré par l’Esprit Saint, pour reconnaître un roi en l’homme livré aux mains des hommes qui est ici représenté. Différent des autres protagonistes, il l’est parce qu’il est placé au centre, parce que partent de sa tête des rayons dorés qui dessinent une sorte de croix, parce que son visage est calme et doux, et beaucoup plus simple que celui de ses tortionnaires. Mais aussi parce qu’il est légèrement plus bas que le reste du groupe, parce que ses yeux presque sanguinolents sont usés de fatigue, parce que ses mains sont liées, son front, blessé, ses poignets, écorchés, parce qu’il a la corde au cou, que ses pieds sont nus, que l’auréole a laissé un peu de son or sur les épines de sa couronne, et que dans la blancheur son habit est le seul à être sale. Parce qu’il est, en un mot, le dernier, l’homme de douleurs, familier de la souffrance (Is 53, 3). « Notre Seigneur a tellement pris la dernière place que jamais personne n’a pu la Lui ravir », disait l’abbé Huvelin.
Cette première scène de la Passion grise rend compte de la déclaration du Christ à Pilate qui se lave les mains : « Ma royauté n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36). Ce roi n’est pas celui qu’imaginait Israël : il n’est venu ni pour remplacer ni pour renverser Pilate, ou Tibère. Ce roi n’est pas celui que nous aurions imaginé, car son pouvoir, c’est la douceur qui lui fait accepter le supplice, et sa gloire, c’est sa miséricorde. Ce paradoxe, qui demeure si difficile à comprendre et à vivre, est exprimé dans la lecture de l’Apocalypse, en ce dimanche du Christ Roi : Le prince des rois de la terre, à qui sont la gloire et la souveraineté pour les siècles des siècles, est aussi celui sur qui se lamenteront toutes les tribus de la terre et que verront ceux qui l’ont transpercé (Ap 1, 5-7). Holbein nous donne ici à voir le Juge se laissant juger, le Maître se faisant esclave, le législateur de l’amour condamné par la haine.
La « douce et salutaire domination »
Autour du Christ, centre de la composition, Holbein a articulé deux scènes à lire successivement. À gauche, cinq soldats « maltraitent » et « humilient » Jésus (pour reprendre les mots d’Isaïe décrivant le serviteur souffrant). L’artiste a peint des hommes de son temps, en casques, armures, cottes de maille et chausses. L’un brandit une masse d’armes, l’autre a le poing levé pour frapper. Ils sont trois à tirer sur les cordes, au point que leurs bras s’enchevêtrent, comme si Holbein avait voulu représenter la confusion et la surenchère du mal. Presque tous les visages sont déformés par la haine, et on devine que trois d’entre eux, la bouche ouverte, injurient leur prisonnier. Le Christ subit la violence.
À droite domine au contraire le calme. Nos yeux sont attirés par le visage de Pilate et par l’eau versée par le serviteur. Le préfet de Judée évite le regard d’amour et le muet reproche des yeux de Jésus. Le peintre a fait de ce personnage clé de la Passion, mais si ambigu, un dignitaire plein de morgue, à l’air soucieux et presque triste dans sa détermination. Sa stature, ses beaux cheveux gris, le dais qui l’abrite, les détails de son vêtement et le bâton posé près de lui rappellent son pouvoir. « Je m’en lave les mains » : par ce geste rapporté par saint Matthieu (cf. 27, 24) et dont la communauté judaïque à laquelle il s’adressait pouvait comprendre la portée symbolique de purification, Pilate met à distance la condamnation à mort, en refuse la responsabilité. Le Christ subit l’indifférence.
En 1925, par l’encyclique Quas Primas, Pie XI instituait la fête du Christ Roi pour amener le violent et l’indifférent qui sont en chacun de nous à « la douce et salutaire domination de notre Roi » : « Ce royaume s’oppose uniquement au royaume de Satan et à la puissance des ténèbres ; à ses adeptes il demande non seulement de détacher leur cœur des richesses et des biens terrestres, de pratiquer la douceur et d’avoir faim et soif de la justice, mais encore de se renoncer eux-mêmes et de porter leur croix. »
Delphine Mouquin
Agrégée et docteur de lettres modernes.
Pour aller plus loin
L’année 2024 marque les 500 ans de la mort de Hans Holbein l’Ancien. Voici quelques références bibliographiques pour découvrir ou redécouvrir ce maître de la Renaissance allemande.
- N. Lieb & A. Stange, Hans Holbein der Ältere, Munich, 1960
- Reinhardt, Hans. Holbein: The Artist in a Changing World. Translated from the French by Prudence
- Françoise Serodes, Histoire de la peinture allemande, Ellipses, 2001.
Le Christ devant Pilate (1494), Hans Holbein (1465-1524), Stuttgart (Allemagne), Staatsgalerie. © BPK, Berlin, Dist. GP-RMN / image Staatsgalerie Stuttgart.
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