Jean Bourdichon (v. 1457-1521) eût certes pu prendre place au Panthéon des dix plus grands peintres français, mais hélas, ses œuvres ne survécurent pas aux outrages du temps. Au point que, faute d’œuvres restant à contempler, il tomba dans un oubli presque total. En fait, la seule grande œuvre subsistante que l’on puisse lui attribuer avec certitude est un somptueux manuscrit à miniatures, Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, reine de France, qu’il termina vers 1508. La couverture de votre Magnificat de ce mois reprend l’une des illustrations de ce chef-d’œuvre de l’enluminure.
Voici donc, vue par Bourdichon, la fameuse scène où le légionnaire Martin, l’hiver 334, partage son manteau avec un gueux (en vieux français, un gueux est une personne qui ne survit que grâce à la charité des autres). Sulpice Sévère (363-410 ?), son biographe, nous apprend que la nuit suivante le Christ lui apparut en songe vêtu de ce même pan de manteau.
Saint Martin est représenté tel un chevalier banneret, dont il porte l’armure et la couronne, un cercle d’or à rinceau serti de rubis et d’émeraudes. Il est revêtu d’une cotte d’armes en or, décorée de palmettes pour signifier sa canonisation, avec un pourpoint lapis-lazuli à rinceaux d’or. Banneret était d’abord un titre militaire gagné sur les champs de bataille. Comme le saint Martin qu’il représente en figure du chevalier qui défend les valeurs de son serment, Bourdichon se considérait comme un résistant qui livre le bon combat avec les armes de son art. Résistance contre quoi ? Contre la Renaissance et le désenchantement de la vie qu’elle imposait. Pour bien comprendre ce qui était en jeu, il faut rappeler que Bourdichon fut peintre officiel du roi François Ier en même temps que Léonard de Vinci ; leurs ateliers près de Tours étaient séparés d’à peine 20 km, et ils travaillaient ensemble à l’occasion. En comparant leurs œuvres, il saute pourtant aux yeux qu’un monde les sépare. À juste titre, Vasari disait que Léonard a permis de « tirer un trait sur le Moyen Âge et son art étranger à la nature ». Bourdichon, à l’inverse, entend rester au Moyen Âge, et refuse d’entrer dans le mouvement de la Renaissance, avec son nouveau système de représentation du monde qui induit une nouvelle relation entre les hommes et leur Dieu, entre le chrétien et sa foi.
Saint Martin en bon Samaritain
Pour signifier l’enchantement du monde et de la vie des hommes par le divin, il ne peint pas, comme Léonard, des objets et des personnages naturels et réalistes, en leur donnant une signification par un symbolisme élaboré, déjà maniériste. À l’avant d’un paysage mythique, il place des personnages idéalisés qu’il éclaire en rehaussant leur vêtement de fines rayures d’or. Cette illumination artificielle signifie la grâce divine qui éclaire la vie du personnage et lui inspire d’agir sur terre comme un autre Jésus Christ, y accomplissant la volonté de son Père : ici, en donnant une preuve d’amour à un miséreux. Lequel – un genou à terre, les mains jointes, les yeux rehaussés de blanc tournés dévotement vers saint Martin comme ils le seraient vers le ciel – lequel donc, par son attitude, confirme que c’est bien un autre Jésus Christ qui lui fait la grâce de le vêtir d’un manteau partagé, lui-même présenté comme comblé de grâce, illuminé qu’il est, à l’instar de son donateur, de striures d’or.
Cette miniature peut ainsi être contemplée comme un manifeste pour le réenchantement de nos vies par la grâce divine, et d’abord par la grâce du commandement nouveau, cette pratique chrétienne qui fait de chacun d’entre nous, soit qu’il donne des preuves d’amour, soit qu’il en reçoive, un autre Jésus Christ pour les autres. Il s’agit en fait d’une invitation à imiter saint Martin et le miséreux, en actualisant dans nos vies la parabole du bon Samaritain, une parabole où notre Seigneur est à la fois celui qui est sauvé par celui qui sauve – « C’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40) ; et celui qui sauve pour celui qui est sauvé – « Il n’y a de Sauveur que moi » (Os 13, 4).
Pierre-Marie Varennes
Saint Martin partageant son manteau avec un pauvre, enluminure tirée des Grandes Heures d’Anne de Bretagne, Latin 9474 Fol. 189v, Jean Bourdichon (v. 1457-1521), BnF, Paris. © BnF, Dist. RMN-GP / image BnF.
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Des alteri Christi
Le 1 novembre 2023
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Jean Bourdichon (v. 1457-1521) eût certes pu prendre place au Panthéon des dix plus grands peintres français, mais hélas, ses œuvres ne survécurent pas aux outrages du temps. Au point que, faute d’œuvres restant à contempler, il tomba dans un oubli presque total. En fait, la seule grande œuvre subsistante que l’on puisse lui attribuer avec certitude est un somptueux manuscrit à miniatures, Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, reine de France, qu’il termina vers 1508. La couverture de votre Magnificat de ce mois reprend l’une des illustrations de ce chef-d’œuvre de l’enluminure.
Voici donc, vue par Bourdichon, la fameuse scène où le légionnaire Martin, l’hiver 334, partage son manteau avec un gueux (en vieux français, un gueux est une personne qui ne survit que grâce à la charité des autres). Sulpice Sévère (363-410 ?), son biographe, nous apprend que la nuit suivante le Christ lui apparut en songe vêtu de ce même pan de manteau.
Saint Martin est représenté tel un chevalier banneret, dont il porte l’armure et la couronne, un cercle d’or à rinceau serti de rubis et d’émeraudes. Il est revêtu d’une cotte d’armes en or, décorée de palmettes pour signifier sa canonisation, avec un pourpoint lapis-lazuli à rinceaux d’or. Banneret était d’abord un titre militaire gagné sur les champs de bataille. Comme le saint Martin qu’il représente en figure du chevalier qui défend les valeurs de son serment, Bourdichon se considérait comme un résistant qui livre le bon combat avec les armes de son art. Résistance contre quoi ? Contre la Renaissance et le désenchantement de la vie qu’elle imposait. Pour bien comprendre ce qui était en jeu, il faut rappeler que Bourdichon fut peintre officiel du roi François Ier en même temps que Léonard de Vinci ; leurs ateliers près de Tours étaient séparés d’à peine 20 km, et ils travaillaient ensemble à l’occasion. En comparant leurs œuvres, il saute pourtant aux yeux qu’un monde les sépare. À juste titre, Vasari disait que Léonard a permis de « tirer un trait sur le Moyen Âge et son art étranger à la nature ». Bourdichon, à l’inverse, entend rester au Moyen Âge, et refuse d’entrer dans le mouvement de la Renaissance, avec son nouveau système de représentation du monde qui induit une nouvelle relation entre les hommes et leur Dieu, entre le chrétien et sa foi.
Saint Martin en bon Samaritain
Pour signifier l’enchantement du monde et de la vie des hommes par le divin, il ne peint pas, comme Léonard, des objets et des personnages naturels et réalistes, en leur donnant une signification par un symbolisme élaboré, déjà maniériste. À l’avant d’un paysage mythique, il place des personnages idéalisés qu’il éclaire en rehaussant leur vêtement de fines rayures d’or. Cette illumination artificielle signifie la grâce divine qui éclaire la vie du personnage et lui inspire d’agir sur terre comme un autre Jésus Christ, y accomplissant la volonté de son Père : ici, en donnant une preuve d’amour à un miséreux. Lequel – un genou à terre, les mains jointes, les yeux rehaussés de blanc tournés dévotement vers saint Martin comme ils le seraient vers le ciel – lequel donc, par son attitude, confirme que c’est bien un autre Jésus Christ qui lui fait la grâce de le vêtir d’un manteau partagé, lui-même présenté comme comblé de grâce, illuminé qu’il est, à l’instar de son donateur, de striures d’or.
Cette miniature peut ainsi être contemplée comme un manifeste pour le réenchantement de nos vies par la grâce divine, et d’abord par la grâce du commandement nouveau, cette pratique chrétienne qui fait de chacun d’entre nous, soit qu’il donne des preuves d’amour, soit qu’il en reçoive, un autre Jésus Christ pour les autres. Il s’agit en fait d’une invitation à imiter saint Martin et le miséreux, en actualisant dans nos vies la parabole du bon Samaritain, une parabole où notre Seigneur est à la fois celui qui est sauvé par celui qui sauve – « C’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40) ; et celui qui sauve pour celui qui est sauvé – « Il n’y a de Sauveur que moi » (Os 13, 4).
Pierre-Marie Varennes
Saint Martin partageant son manteau avec un pauvre, enluminure tirée des Grandes Heures d’Anne de Bretagne, Latin 9474 Fol. 189v, Jean Bourdichon (v. 1457-1521), BnF, Paris. © BnF, Dist. RMN-GP / image BnF.
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