Marie avec le Christ et saint Jean Baptiste

Le 1 décembre 2024

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Marie avec le Christ et saint Jean Baptiste (1764),
Louis Jean François Lagrenée (1725-1805)

Il y a 260 ans, Louis Jean François Lagrenée exécutait pour Marie-Thérèse Rodet Geoffrin (1699-1777), l’une des plus célèbres salonnières du xviiie siècle, un charmant tableau de chevalet, Marie avec le Christ et saint Jean Baptiste, que conserve le musée d’art de Karlsruhe. Dans un mois, nous fêterons la naissance de ce peintre français qui vit le jour le 21 janvier 1725. Récemment célébré par Joseph Assémat-Tessandier dans une monographie publiée aux éditions Arthena, Louis Jean François Lagrenée, que l’on surnomme Lagrenée l’aîné pour le distinguer de son frère cadet Jean-Jacques Lagrenée (1739-1831), est l’une des figures clés de la seconde moitié du xviiie siècle. Formé dans l’atelier d’un des principaux peintres du règne de Louis XV, Carle van Loo (1705-1765), il connaît tous les succès : pensionnaire à l’Académie de France à Rome de 1750 à 1754, il est reçu à l’Académie royale de peinture et sculpture en 1755. Appelé par Élisabeth de Russie à prendre la tête de l’académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, il réside en Russie de 1760 à 1763 puis rentre à Paris où il assume diverses fonctions au sein de l’Académie royale, avant d’être nommé à la direction de l’Académie de France à Rome, de 1781 à 1787. Ces responsabilités ne l’éloignent nullement de la pratique : peintre prolixe, il se distingue notamment dans des œuvres, mythologiques ou religieuses et souvent de petit format, que goûte une clientèle d’amateurs. Sa manière mêle habilement la souplesse de la peinture française des années 1750 à la poésie de Francesco Albani (1578-1660) et à la rigueur du dessin d’un Guido Reni (1575-1642), deux peintres italiens qu’il admirait. Au début de sa carrière, Denis Diderot lui trouve des mérites mais déplore son manque d’imagination et d’esprit : « Mon ami, tu es plein de grâce, tu peins, tu dessines à merveille, mais tu n’as ni imagination, ni esprit ; tu sais étudier la nature, mais tu ignores le cœur humain. » Mais quelques années plus tard, le même critique reconnaît : « C’est un peintre que celui-ci ! Les progrès qu’il a faits dans son art sont surprenants. […] Ses compositions sont simples, ses actions vraies, sa couleur belle et solide ; c’est toujours d’après la nature qu’il travaille. »

 

Suivre l’Agneau

Ce commentaire s’applique particulièrement à Marie avec le Christ et saint Jean Baptiste, peint sur cuivre en 1764 et exposé au Salon de 1765. La Vierge, à genoux sur un tabouret, dans une pièce dépourvue de tout décor à l’exception « d’un vieux fauteuil, un bout de couverture, avec un oreiller de coutil d’une vérité à tromper les yeux » (Diderot), et d’un rideau qui repose sur le rebord d’une fenêtre ouverte, s’occupe avec tendresse de son fils. L’enfant Dieu s’est assis sur un agneau, couché à terre. Devant lui, tenant presque maladroitement sur ses jambes, se trouve son cousin Jean Baptiste. Aucune auréole n’atteste la sainteté des personnages représentés. Ils sont pourtant immédiatement identifiables : le Christ tient dans sa main droite une pomme et Jean Baptiste, une croix de bois sur laquelle est enroulé un phylactère portant l’inscription Ecce Agnus Dei. Voici l’Agneau de Dieu. Car cette scène intime, qui transcrit la douceur de l’enfance, est aussi une préfiguration de la Passion. Une invitation à suivre l’Agneau, partout où il va (Ap 14, 4). Jésus et Jean Baptiste sont des enfants, des tout-petits, qui s’amusent avec un animal si docile qu’il porte autour du cou un ruban bleu servant de laisse. Cet agneau, c’est le Christ lui-même, c’est l’Agnus Dei que Jean Baptiste annonce, l’agneau docile qu’on emmène à l’abattoir (Jr 11, 19), l’agneau immolé qui n’ouvre pas la bouche (Is 53, 7 ; Ac 8, 32) et s’offre librement en sacrifice pour notre rédemption (cf. Jn 1, 36). Nous sommes appelés, comme tous les disciples, à suivre l’agneau sans défaut et sans tache (1 P 1, 19), partout où il va. Pour certains jusqu’à la mort. Pour tous, en acceptant d’aller à contre-courant pour suivre le divin maître, comme le rappelait Jean-Paul II en s’adressant aux jeunes en l’an 2000 : « Il ne vous sera peut-être pas demandé de verser votre sang, mais de garder la fidélité au Christ, oui certainement ! Une fidélité à vivre dans les situations quotidiennes. » Pour douce que soit la Nativité que nous célébrons à Noël, elle est déjà marquée par la violence de la Passion. Le visage grave du Christ en est le signe. Il ne s’est pas encore saisi de la croix que tient Jean Baptiste, mais nous pressentons qu’il va le faire. Marie, Jésus et Jean Baptiste sont unis : ils s’inscrivent dans une forme pyramidale dont le Christ est le centre. La candeur de l’enfance semble à peine troublée par l’annonce de la Passion attestée par la pomme, la croix, mais aussi par le linge immaculé sur lequel repose Jésus, préfiguration du linceul, et même par le rideau pourpre de la fenêtre, préfiguration du manteau dont on le vêtira avant de le conduire au Calvaire.

 

Un éloge de la docilité

La grâce de cette scène familiale, la délicatesse du dessin, la poésie des accords chromatiques avec ces répons de rouges et de bleus qui rythment la composition favorisent la méditation : nous sommes invités à regarder attentivement, pour apprendre de ces enfants et de Marie qui nous livrent avec une infinie douceur une leçon de docilité. La docilité est se laisser conduire, instruire. Elle n’est ni obéissance aveugle ni passivité, mais bien chemin de liberté et volonté de servir. En 2014, le pape François nous invitait à demander cette grâce de la docilité, en particulier à la parole de Dieu : « La liberté chrétienne et l’obéissance sont donc docilité à la parole de Dieu. C’est avoir ce courage de devenir de nouvelles outres pour ce vin continuellement nouveau. Ce courage de discerner toujours ce que fait le Saint-Esprit dans mon cœur et obéir. Discerner et obéir. »

 

Sophie Mouquin

Maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université de Lille

 

Marie avec le Christ et saint Jean Baptiste (1764), Louis Jean-François Lagrenée (1725-1805), Karlsruhe (Allemagne), Staatliche Kunsthalle. © akg-images.

 

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