Le Massacre des Innocents (1611), Guido Reni (1575-1642)
La vie et la mort se trouvent curieusement entrelacées en cette octave de Noël. Nous venons de fêter la naissance du Sauveur et voici que l’évangéliste Matthieu nous rapporte le terrible épisode du massacre des Innocents. Il est le seul à relater cet épisode dramatique. Les mages, qui sont venus adorer l’enfant et lui offrir leurs présents, sont avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode (Mt 2, 12). Joseph, lui aussi, est averti en songe : « Lève-toi ; prends l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte. Reste là-bas jusqu’à ce que je t’avertisse, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr » (Mt 2, 13). La Sainte Famille part, dans la nuit, pour échapper à la violente fureur d’Hérode qui envoya tuer tous les enfants jusqu’à l’âge de deux ans à Bethléem et dans toute la région, d’après la date qu’il s’était fait préciser par les mages (Mt 2, 16). L’on peine à mesurer l’horreur de ce massacre, que l’on serait presque tenté de considérer comme un récit légendaire. D’aucuns considèrent d’ailleurs qu’il n’est relaté qu’en raison de sa correspondance avec un autre massacre de nouveau-nés, celui des garçons hébreux que Pharaon ordonna (cf. Ex 1, 16-22).
L’idéal de beauté de l’école bolonaise
Si les historiens débattent sur la réalité de l’événement, les artistes s’en sont souvent saisis. La cruauté et la violence de l’épisode suscitèrent des créations d’autant plus frappantes qu’elles insistaient sur le réalisme de l’abominable carnage. Fréquent au Moyen Âge et à la Renaissance, il favorise des compositions remarquables au xviie siècle, dont celle de Guido Reni. Né à Bologne, cet artiste est formé à l’Accademia degli Incamminati que Ludovic (1555-1619), Augustin (1557-1602) et Annibal (1560-1609) Carrache avaient fondée en 1585. Au lendemain du concile de Trente, les trois peintres, proches du cardinal Gabriele Paleotti (1522-1597) qui avait été l’un des principaux acteurs du Concile et que le pape avait nommé archevêque de Bologne en 1582, prônent une peinture claire, lisible et qui soit un véritable support de dévotion et de méditation. Fondé sur la rigueur de la composition et du dessin, sur le retour à un idéal classique de beauté, l’enseignement des Carrache trouve en plusieurs élèves, dont Guido Reni, un terreau fertile. Tenté, dans ses jeunes années, par le réalisme naturaliste du Caravage, Reni renoue très vite avec le classicisme de ses maîtres. Exécuté en 1611 comme retable pour une chapelle de l’église bolonaise Saint-Dominique, Le Massacre des Innocents appartient à sa période « hellénistique » marquée par l’influence de l’Antiquité, dans la composition comme dans le traitement des figures qui trahissent l’étude attentive de la sculpture antique et de Raphaël.
La violence contenue en un seul poignard
Guido Reni se révèle un formidable metteur en scène, capable de retranscrire l’extrême violence de l’épisode sans la représenter. En plaçant au centre de l’œuvre le poignard de l’un des bourreaux, il concentre toute la cruauté des hommes d’Hérode. Refusant la convention iconographique qui s’attachait à figurer le meurtre des nouveau-nés, il se contente de le suggérer. La construction de la scène, l’emphase donnée aux gestes et aux expressions théâtralisent l’épisode. Occupant les deux tiers inférieurs de la toile, deux bourreaux terrorisent six femmes et leurs six enfants dont deux gisent au premier plan, leurs corps immaculés à peine tachés de sang. Le poignard de l’homme de gauche est placé dans l’axe de symétrie, au centre de la base d’un triangle inversé. La rigueur de la composition, l’audace de ce vide central que vient trancher le poignard, la distribution géométrique, tout est au service de la narration. Le temps et l’action sont comme suspendus. Les gestes et les expressions, des bourreaux comme des femmes, sont volontairement exagérés, avec des emprunts évidents à certaines œuvres célèbres, notamment le groupe antique des Niobides, et l’Incendie du Bourg que Raphaël avait peint à fresque au Vatican (1514). Ce traitement des affetti est servi par un dessin d’une rigueur et d’une précision remarquables, et qui trahit la formation classique de Guido Reni ; mais aussi par une science consommée du coloris, qui rythme l’œuvre en jouant d’un savant équilibre entre tons chauds et froids. Le peintre bolonais a donc délaissé les effets dramatiques du naturalisme et du clair-obscur du Caravage qu’il avait développés dans son premier retable, le Martyre de saint Pierre (1604-1605, pinacothèque du Vatican), pour s’inscrire résolument dans la tradition de l’Antique et de Raphaël dont il reprend la rigueur de la construction, la précision du dessin et l’idéal de beauté. La violence de l’événement est comme contenue, à la fois dans ces poignards prêts à s’abattre sur les enfants, et dans les visages des mères, déformés par la douleur et la peur. Au cœur de ce chaos, l’artiste a cependant figuré la foi et l’espérance : la première est représentée par la femme du premier plan, qui s’est agenouillée, les mains jointes, le regard tourné vers le ciel ; la seconde par les anges qui, dans la nuée, tiennent la palme du martyre. Elle va être donnée à ces enfants qui, tels des agneaux immolés, gisent au premier plan.
Les larmes, semences d’espérance
Comment ne pas songer, en contemplant pareille œuvre, à la violence de notre monde ? À tous ces meurtres d’innocents, assassinés, tués, si souvent au nom du pouvoir ? C’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus : l’évangéliste Matthieu, le seul à rapporter ce terrible épisode qui conduit la Sainte Famille à fuir en Égypte, cite le prophète Jérémie (cf. Jr 31, 15). Or la suite du texte de Jérémie nous montre l’infinie délicatesse de Dieu et nous fait entrer dans l’espérance : Ainsi parle le Seigneur : Retiens le cri de tes pleurs et les larmes de tes yeux. Car il y a un salaire pour ta peine, – oracle du Seigneur : ils reviendront du pays de l’ennemi. Il y a un espoir pour ton avenir, – oracle du Seigneur : tes fils reviendront sur leur territoire (Jr 1, 16-17). Le pape François, commentant ces textes le rappelait : « Les larmes sèment l’espérance, ce sont des semences d’espérance. […] Les enfants de Bethléem moururent à cause de Jésus. Et Lui, Agneau innocent, devait ensuite mourir, à son tour, pour nous tous. Le Fils de Dieu est entré dans la douleur des hommes. Il ne faut pas oublier cela. » Devant l’indicible horreur, devant la violence, devant le drame, acceptons de pleurer pour que l’espérance puisse fleurir.
Sophie Mouquin
Sophie Mouquin est maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université de Lille.
Le Massacre des Innocents (1611), Guido Reni (1575-1642), Bologne (Italie), Pinacothèque Nationale. © Heritage Images / Fine Art Images / akg-images.
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