Nativité de la Vierge (vers 1480)
Naufragée du temps
En 1703, en la chapelle Sainte-Anne de l’église paroissiale de Saint-Laurent, à Ebern (Bavière), on installa un retable à la mode – baroque. Le retable précédent, qui datait de la fin du xve siècle, fut démantelé, et certains éléments en furent certainement réutilisés ailleurs. L’étude de la sculpture représentant sainte Anne et Marie, son nouveau-né, actuellement exposée au musée des Cloîtres à New York, révèle que le lit sur lequel repose la jeune mère, qui était à l’origine complet, a été découpé, et que deux anges se tenaient devant sainte Anne, autour de l’enfant, élevant probablement une couronne au-dessus de sa tête. À quoi pouvait ressembler l’ensemble ? Il est très difficile de le dire, du fait de la grande originalité de cette œuvre. En effet, cette Nativité de la Vierge était probablement la prédelle, au bas du retable, or ce choix est rare puisqu’en règle générale les prédelles des retables sculptés et peints, très fréquents au début de la Renaissance en Europe du Nord, sont constituées de petites scènes juxtaposées. À un moment de son histoire, peut-être après avoir été descendue de l’autel de sainte Anne, cette Nativité a été objet de piété : on le voit aux marques laissées par les flammes de bougies sur la longueur du lit. Très peu d’indices, donc, sur le passé de cette œuvre si délicate, où tout était soigné, comme en témoignent les décorations désormais altérées sur le manteau rouge de sainte Anne ; constituées de gesso (un enduit à base de plâtre), elles servaient de support à une dorure à la feuille et donnaient à ce vêtement l’aspect d’un riche brocart.
Maternité contemplative
La fin du gothique est une période de raffinement parfois excessif, presque maniéré : dans sa simplicité, cette Nativité de la Vierge n’en conserve que la grâce des poses et le jeu des courbes, présent à toutes les échelles, aussi bien dans les mouvements des doigts de sainte Anne que dans le geste de son bras, à la longueur légèrement disproportionnée, autant dans l’inclinaison de la tête que dans le renflement du manteau qui laisse supposer des genoux relevés. L’artiste anonyme a joué sur les très nombreux plis des étoffes ; il a multiplié les lignes directrices, horizontale bien sûr, mais aussi verticale avec la ceinture, l’oreiller, et la lisière du manteau, et même circulaire si l’on considère la manière dont les deux bras de la mère forment avec le nourrisson et avec son visage un harmonieux ovale. Ces éléments, joints au regard pensif de sainte Anne, qui curieusement ne regarde pas l’enfant emmaillotée, à son sourire paisible, comme intérieur, et au réalisme du geste du bras droit retenant la tête, permettent à ce corps allongé de dégager une grande impression de sérénité sans évoquer en rien l’immobilité de la mort. À peine dégage-t-il peut-être une impression de fatigue ; cette naissance est avant tout contemplation. Le bébé lui aussi, les yeux mi-clos, sourit. Et l’on s’émerveille d’autant plus devant le visage attendrissant que c’est la Mère de Dieu lui-même et notre mère à tous, dont la naissance est ainsi offerte, à travers le regard de sainte Anne, à notre propre contemplation.
La fête de la Nativité de la Vierge, fixée au 8 septembre (ce qui explique qu’on fête l’Immaculée Conception neuf mois avant, le 8 décembre) a pour particularité d’être l’une des plus anciennes. Instituée au viie siècle, elle est fêtée dès le ve siècle et ceci à Jérusalem même, où une tradition situe une « maison d’Anne ». De plus, elle réunit dans une même allégresse les Églises catholique et orthodoxe. Pourtant elle ne s’enracine pas dans le Nouveau Testament, mais dans l’évangile apocryphe de Jacques, dit protévangile parce qu’il narre des événements antérieurs à la naissance du Christ. Il fait notamment le récit d’une naissance miraculeuse de Marie, due à la prière d’un couple stérile : Anne et Joachim.
La toute pure, aurore du salut
Même si c’est son fiat qui nous ouvre vraiment la voie du salut, en rendant possible l’incarnation de Jésus, la naissance même de Marie contient en germe la venue du Sauveur, sa mort, sa résurrection. « Ainsi, dès le premier moment de sa conception, c’est-à-dire de son existence, écrit Jean-Paul II, elle appartient au Christ, elle participe de la grâce salvifique et sanctifiante et de l’amour qui a sa source dans le “Bien-Aimé”, dans le Fils du Père éternel qui, par l’Incarnation, est devenu son propre Fils. » L’enfant emmaillotée ici préfigure un autre enfant, dont les langes annonceront déjà les linges du tombeau vide. Charles Péguy aurait pu avoir sous les yeux la Nativité de Marie d’Ebern quand il méditait sur la pureté de la Mère du Christ, unique chez une créature charnelle : « De sorte qu’il n’y avait plus de pur que la moitié des anges./ Et rien des hommes,/ Personne des hommes,/ Dans toute la création,/ De la pureté native, de la jeune pureté, de la pureté première, de la pureté créée, de la pureté enfant, de la pureté de la création même./ Quand fut créée cette créature unique./ Bénie entre toutes les femmes,/ Infiniment unique, infiniment rare,/ Maintenant./ Infiniment agréable à Dieu./ Et à l’heure de notre mort ainsi soit-il,/ Précellente entre toutes./ Quand enfin, quand un jour des temps fut créée pour l’éternité,/ Pour le salut du monde cette créature unique./ Pour être la Mère de Dieu./ Pour être femme et pourtant pour être pure. »
Delphine Mouquin
Agrégée, docteur en lettres modernes.
Nativité de la Vierge (v. 1480), Anonyme allemand, New York City (NY, USA), The Metropolitan Museum of Art. Photo : Domaine public.
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