Apocalypsis Nova

Le 1 septembre 2024

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Les visiteurs de la Pinacothèque de Milan ont bien des raisons de s’arrêter devant Les trois Archanges de Marco d’Oggiono. Les couleurs vives et le grand format en retiendront certains ; d’autres regarderont non sans amusement le diable au pieds griffus et aux yeux rouges ; d’autres encore identifieront avec plaisir un élève de Léonard de Vinci. Peu soupçonneront sans doute le contexte de cette commande passée au peintre par Paolo Visconti, pour sa chapelle funéraire au couvent Sainte-Marthe, dédiée à Saint-Michel et consacrée en 1516.

Visions

Paolo Visconti appartient au Cénacle de la Sagesse éternelle, un groupe de fidèles réunis autour d’une religieuse visionnaire, Arcangela Panigarola, abbesse du couvent Sainte-Marthe. Au tournant du XVIe siècle, nombreux et nombreuses sont les prophètes. Les princes européens consultent leurs astrologues – qu’on pense à Nostradamus – mais aussi des religieuses ou de saints hommes gratifiés de visions. Chez les Augustines de Sainte-Marthe se succèdent plusieurs « saintes vives », dont la bienheureuse Véronique de Milan. Mère Arcangela ne se contente pas de répandre les révélations de Véronique : elle a les siennes propres, très influencées par l’Apocalypsis Nova, un texte à l’histoire complexe et incertaine, rédigé et diffusé par un ou des franciscains, notamment le théologien Salviati, qui, arrivé à Milan en 1514, devient le conseiller spirituel du Cénacle de la Sagesse éternelle, et un certain Amadeo Menez de Silva.

La théologie que recèle ce livre est centrée sur Marie, sur son Immaculée conception, et sur son rôle salvifique, voulu de toute éternité. Cette « Apocalypse nouvelle » insiste beaucoup sur les anges : elle décrit un grand combat entre les anges fidèles et les anges rebelles, non pas à la fin du monde terrestre mais durant la Création. D’après l’Apocalypsis Nova, c’est parce qu’il refuse d’adorer Marie que Lucifer se révolte contre Dieu, et que Michel, à l’inverse, prend les armes pour la défendre, acceptant la volonté divine de l’incarnation et la royauté d’une femme. On comprend, dès lors, que Paolo Visconti ait souhaité faire représenter les archanges victorieux du démon et ainsi capables de lui ouvrir les portes de la vie éternelle.

Visites

Les archanges sont, littéralement, les archi-messagers : les plus puissants des créatures du monde invisible. Seuls trois d’entre eux se voient donner un nom dans les textes qui forment notre Bible. Raphaël est le protagoniste du livre de Tobie : « Moi, je suis Raphaël, l’un des sept anges qui se tiennent ou se présentent devant la gloire du Seigneur » (Tb 12, 15). Conformément à son nom qui signifie « Dieu guérit », il accompagne le jeune Tobie dans son trajet vers Sara, et permet la guérison de celle-ci puis celle du père de Tobie, souffrant de cécité. Gabriel, « Force de Dieu », est évidemment l’ange de l’Annonciation, qui se présente ainsi à Marie chez saint Luc, de manière très semblable à la salutation de Raphaël : « Je suis Gabriel et je me tiens en présence de Dieu. J’ai été envoyé pour te parler et pour t’annoncer cette bonne nouvelle. » (Lc, 1, 19) Sous le pinceau de Marco d’Oggiono, Gabriel et Raphaël se ressemblent comme des jumeaux. Leur présence souriante à droite et à gauche de la composition lui confère un grand calme. À son geste de la main, un doigt pointé vers le ciel, rappel de son rôle d’annonciateur et écho pictural du geste du saint Jean-Baptiste de Léonard (tout à fait contemporain), on peut reconnaître Gabriel dans l’archange de gauche. Quant à Michel – « Qui est comme Dieu ? » – il vient en libérateur, dès le livre apocalyptique de Daniel : « En ce temps-là se lèvera Michel, le chef des anges » (Dn 12, 1).

Tous trois visitent la terre que Marco d’Oggiono a représentée en un très beau dégradé de bleus, dans les lointains, de vert et de marron, et où l’on repère des plantes traitées avec la grande minutie typique des tableaux de Léonard de Vinci. Montagnes, cascades, petit bois, rivière, fleurs, figurent la création vers laquelle sont envoyés les anges pour y faire advenir la volonté de Dieu.

Victoire

Ce tableau voit le jour pendant des luttes armées pour le pouvoir : Milan est sous domination française plus ou moins ininterrompue entre 1499 et 1535. Il y a exactement cinq cents ans, en 1524, et malgré la mort de Bayart en avril, l’armée de François Ier rentrait dans Milan… avant de mettre le siège devant Pavie en octobre, pour le résultat que l’on sait. Le cercle de mère Arcangela est pro-français, et se mêlent à ces considérations politiques des appels véhéments, à travers ses visions, à une purification de l’Église, dans la lignée des invectives de Savonarole. Aussi le combat que livre ici Michel peut-il supporter plusieurs lectures, aussi bien historiques que théologiques, eschatologiques, et spirituelles. C’est le triomphe annoncé par l’Apocalypse de Jean sur les forces du mal : « Il y eut alors un combat dans le ciel : Michel, avec ses anges, dut combattre le Dragon. Le Dragon, lui aussi, combattait avec ses anges, mais il ne fut pas le plus fort ; pour eux désormais, nulle place dans le ciel. Oui, il fut rejeté, le grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier. Il fut jeté sur la terre, et ses anges furent jetés avec lui. » (Ap 12, 7-9) Les ailes rouges de l’archange occupent toute la largeur de la toile : elles imposent la figure angélique, à la fois dans l’espace et dans les coloris, se prolongeant par le manteau rouge gonflé de vent qui apporte un peu de mouvement à ce corps impressionnant, surmonté d’une immense épée victorieuse. Oggiono a peint la fuite d’un Lucifer vaincu d’avance, sans même que Michel ait recours à ses légions, mais presque par la douceur autant que par l’épée, et qui jette un dernier regard d’envie sur la terre qu’il abandonne.

« Saint Michel, vainqueur de Satan, priez pour nous. Saint Michel, terreur des démons, priez pour nous. Saint Michel, prince de la milice céleste, priez pour nous. »

Delphine Mouquin

Agrégée et docteur en lettres modernes

Les Trois archanges (1516), Marco d’Oggiono (v. 1467-1524 ou 1540), Milan, Pinacothèque. © akg-images / Erich Lessing.

 

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