Bel ange, tu deviens mon frère…

Le 1 octobre 2024

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En 1580, saint Turibe devient archevêque de Lima (Pérou), le plus grand archidiocèse de l’histoire qui s’étend alors du Nicaragua à la Terre de Feu. Il entreprend d’abord de réformer le clergé puis, muni par le roi d’Espagne, Philippe II, du titre et des pleins pouvoirs de « Protecteur des Indiens », il libère ces derniers des trafics mercantiles dont ils étaient les victimes, et crée en leur faveur un efficace système de sécurité sociale. Bien plus, il n’hésite pas à faire saisir les biens de ceux qui pouvait être soupçonnés de s’être enrichis à leur détriment, et les leur redistribue. Pour consoler les expropriés par son zèle, il leur disait : « Vous me remercierez dans l’autre monde, car les pauvres Indiens sont des banques par l’entremise desquelles vos trésors sont désormais capitalisés pour vous au Ciel. »

L’éclosion d’admirables écoles artistiques

Cependant, sa grande œuvre sera de concevoir et de promouvoir, toujours en faveur des Indiens, l’instauration de petites républiques chrétiennes autonomes où les citoyens pourront vivre avec leur charismes propres sous la protection directe de la couronne royale. Gouvernées par des chefs indiens démocratiquement élus et animées par les franciscains puis aussi par les jésuites, ces républiques – plus tard appelées Reducciones (« organisations ») – étaient organisées autour d’un centre où s’élevaient une église, une école, un hôpital, un hospice pour les vieillards et divers centres de formation professionnels et artistiques. Les Amérindiens ne montrant que peu de dispositions pour le commerce et l’industrie, mais un vrai génie pour l’artisanat et les beaux-arts, leurs talents y furent prioritairement valorisés. D’où l’éclosion d’admirables écoles artistiques, dont celle de Cuzco pour la peinture. Cette floraison excella aussi bien dans la musique, la danse et la liturgie, suscitant une civilisation intrinsèquement festive qui exprimait son génie et sa joie de vivre à l’occasion de chaque fête chrétienne.

L’œuvre qui orne la couverture de votre Magnificat porte témoignage des derniers feux de cette épopée chrétienne où, dans l’esprit du Magnificat, les humbles furent bienheureux de l’être. Car, hélas, au xviiie siècle, au nom de la philosophie des « Lumières », les « despotes éclairés » qui régnaient en Espagne et au Portugal abolirent les Reducciones et livrèrent leurs citoyens à la merci des pillards, des profanateurs, puis des exploiteurs sans scrupules, infligeant des souffrances irréparables à ces populations amérindiennes d’Amérique du Sud. Celles-ci furent dès lors réduites à ne survivre que comme un sous-prolétariat.

Au cœur d’un paradis perdu

En union de cœur, d’âme et d’esprit avec ces chrétientés martyrisées, contemplons ici l’une de leurs surprenantes expressions artistiques. Une expression qui a le don de nous transporter au cœur d’un paradis perdu où le merveilleux s’exprime par l’or, les couleurs, les décors luxuriants et des symboles impénétrables aux non-initiés, réussissant un syncrétisme original entre les influences baroques apportées par les évangélisateurs espagnols et les traditions artistiques indigènes. Un ange gardien – tel l’archange Raphaël prenant Tobie par la main – conduit un jeune enfant dont l’attitude exprime la piété. Dans sa main droite, l’ange exhibe un cœur palpitant de l’Amour divin, cœur qui, suivant la leçon de saint Augustin, manifeste bien haut la règle la plus sûre de toute conduite chrétienne : « Aime et fais ce que tu veux. »

Le colibri, messager de Dieu

En arrière-plan, bleu pâle, se dresse la cordillère des Andes, tandis que, parsemés dans tous les coins et recoins du paysage, des oiseaux colorés, tous de la même espèce, rattachent le message chrétien de l’œuvre aux plus vénérables traditions des Incas. En amont du site de Machu Picchu, au cœur de la Vallée sacrée, entre 2 800 et 3 300 mètres d’altitude, se cache un lieu paradisiaque où virevoltent plus de 200 espèces d’oiseaux multicolores, dont plus de 30 espèces de colibris. C’est l’un de ces colibris qui est représenté ici. Pour les Incas, ce colibri était un messager de Dieu, un ange donc. Mais de surcroît, il communiquait entre tous les membres de la communauté les expressions de bienveillance et d’amour de chacun pour les autres. Quel beau symbole de ce qui fait la grâce angélique de toute communication dans une communauté chrétienne ! Et quelle proximité avec l’esprit d’enfance de la petite Thérèse qui priait ainsi son ange gardien : « Glorieux Gardien de mon âme, je t’en supplie, vole à ma place auprès de ceux qui me sont chers. »

Pierre-Marie Varennes

L’Ange gardien, école de Cuzco, XVIIIe s., Philadelphie (PA, USA), Museum of Art. © Bridgeman Images.

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