L’Agneau sur la montagne de Sion

Le 1 novembre 2023

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L’Agneau sur la montagne de Sion, tenture de l’Apocalypse d’Angers (vers 1375-1382)

Jean est en marge de cette tapisserie, comme c’est le cas sur la plupart de celles du cycle d’Angers : il « voit », et il va écrire l’Apocalypse, c’est-à-dire la « révélation » qui clôt le Nouveau Testament. « Ce que tu vois, écris-le dans un livre » (Ap 1, 11), livre qu’il tient en main. Il observe la scène, alors que tous les autres personnages ont les yeux rivés sur l’Agneau. De part et d’autre du trône, les hommes couronnés sont les vingt-quatre vieillards ou Anciens (Ap 4, 4) qui représentent les classes sacerdotales d’Israël. Les visages sont rendus avec un grand réalisme, et leurs gestes sont individualisés. Au-dessus du fond rouge, passant la tête, ou même l’aile, par-dessus une frise blanche et bleutée de nuages, deux anges avec les quatre Vivants : l’aigle, le lion, le taureau et l’homme ailé, qu’on trouve dans la vision du prophète Ézékiel (cf. Ez 1, 5-11 et 10, 20) puis dans celle de Jean (cf. Ap 4, 6-8), et en qui les Pères de l’Église ont reconnu les évangélistes. Tous forment cercle autour de l’Agneau ; il serait trop hâtif cependant de faire d’eux des spectateurs : au sein même des attaques du mal qui déferle, ils louent et adorent Dieu, puis l’Agneau, dans lequel on reconnaît Jésus Christ.

Presque tout est symbolique dans cette vision dont la cohérence n’est ni narrative, ni historique. Le mont Sion, souvent cité dans l’Ancien Testament, désigne l’une des collines de Jérusalem et, par extension, la Ville sainte elle-même, mais l’expression s’applique surtout à la « sainte montagne », la demeure d’où Dieu resplendit, le lieu de sa présence (dans les psaumes, par exemple). Dans l’Apocalypse, la montagne sainte s’oppose à la mer d’où émerge la Bête ; la petite éminence verdoyante où se tient l’Agneau contraste avec celle, moins haute, où la Bête marque au front ses serviteurs, sur la tapisserie précédente. Se pressent contre la montagne de Sion, avides de l’Agneau, quelques personnages eux aussi marqués : on distingue, sur leur front, le nom de l’Agneau et celui de son Père (Ap 14, 1), sous forme ici d’un tau, la lettre grecque qui représente la croix du Christ. Ces deux groupes figurent les 144 000 (12 fois 12 000), c’est-à-dire le peuple fidèle à Dieu, mis à part pour être préservé des fléaux que sept anges vont déchaîner.

Trésor médiéval

La tenture de l’Apocalypse d’Angers, tissée à la demande de Louis Ier d’Anjou, le frère de Charles V, est si longue et imposante qu’on ignore pour quel édifice elle aurait pu être commandée ! Elle servit au moins pour de grandes occasions, comme le mariage de Louis II d’Anjou, en Arles, en 1400. Elle comprenait, avant que le xviiie siècle finissant ne s’en désintéresse, puis, sous la Révolution, ne la malmène – en utilisant certaines tapisseries comme rideaux ou comme couvertures pour chevaux… –, six cycles (ou « pièces ») de quatorze tableaux chacun, plus une tapisserie représentant un personnage en introduction à chaque pièce. Soit, sur 140 mètres, 90 tapisseries. Il en reste actuellement 67. Remarquable par son ampleur, cet ensemble est aussi un témoignage précieux sur la vie médiévale, à travers l’architecture, les vêtements, les végétaux, les armes et autres objets. C’est une œuvre très riche en détails, très variée dans sa composition. Hennequin de Bruges, le peintre de Charles V, s’est inspiré de plusieurs manuscrits enluminés du cabinet du roi pour concevoir les cartons de son Apocalypse. Plus fascinant encore pour nous, les couleurs absolument éclatantes de la tapisserie, passées sur l’endroit mais conservées sur l’envers, si du moins on peut parler d’envers puisque la qualité de tissage est telle que la tenture est réversible : la face qui n’était pas faite pour être vue inverse évidemment les éléments, mais aucun fil n’y dépasse. Cette tenture de haute lice représente un chef-d’œuvre technique, réalisé en grande partie par l’atelier de Robert Poinçon, sous l’égide de Nicolas Bataille, marchand licier parisien. En laine, mêlée de soie, et agrémentée d’or et d’argent au fil des nombreuses restaurations, elle est colorée de gaude, de pastel et de garance, ce qui donne des jaunes vifs, des bleus profonds, des rouges écarlates, tout un éventail de nuances colorées, et même des verts, pourtant difficiles à fixer à l’époque. Les fonds alternativement rouges puis bleus, d’une tapisserie à l’autre, rythment le déroulement de cette scénographie monumentale.

L’agneau immolé debout

Que de sujets d’inquiétude au xive siècle ! La France est plongée dans la guerre de Cent Ans ; la peste noire sévit à partir de 1348 ; plusieurs terribles famines s’appesantissent sur le royaume. À la fin du ier siècle, quand l’auteur de l’Apocalypse relatait sa vision, l’Église naissante était persécutée. Cet écrit inspiré s’adresse ainsi à ceux qu’affligent les maux de leur temps, pour leur rappeler que l’Agneau, bien qu’immolé (« égorgé », disent certaines traductions) se tient debout, sur la montagne – au plus près de Dieu. Il est vainqueur, mais c’est un agneau : à la Bête effrayante, à l’hydre, au dragon que donnent ailleurs à voir les tapisseries de l’Apocalypse, répondent la douceur et la vulnérabilité d’un animal sans défense. Il est vainqueur mais on voit encore du sang jaillir de sa blessure. Il est vainqueur, mais il est vainqueur par la croix, trois fois représentée sur la tapisserie : au plus haut, par une fine croix blanche, puis sur l’auréole et sur l’étendard (le labarum). La tenture d’Angers ne parle pas d’espoir, mais d’espérance. Combien, aujourd’hui, nous avons besoin d’écouter cette révélation, qui est à la fois comme la voix des grandes eaux ou celle d’un fort coup de tonnerre et comme celle des joueurs de cithare qui chantent et s’accompagnent sur leur cithare ! (Ap 14, 2). À la voix céleste fait écho le cantique entonné par les 144 000 rachetés, dont on remarquera la bouche ouverte. Ils chantent la gloire du Christ, ils lui sont restés fidèles, car ceux-là suivent l’Agneau partout où il va (v. 4).

Delphine Mouquin

Agrégée et docteur en lettres modernes

Tenture de l’Apocalypse d’Angers, L’Agneau sur la montagne de Sion (v. 1375-1382), château d’Angers, France. © akg-images / Bildarchiv Monheim

 

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