Magnificat

Saint Jean et la vision de Jérusalem

Le 1 décembre 2023

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Le « Michel-Ange espagnol »

Né à Grenade, Alonso Cano (1601-1667) fut parfois comparé à Michel-Ange. Architecte, sculpteur, peintre : il partage en effet avec le maître italien une remarquable diversité de talents. Formé l’architecture par son père, à la sculpture par Juan Martinez Montañes (1568-1649) et à la peinture par Francisco Pacheco (1564-1644), le beau-père de Velázquez, il connaît un destin mouvementé. Après un séjour à Madrid où il obtient le titre convoité de peintre de cour, il est soupçonné du meurtre de sa femme et se réfugie à Valence. Il retrouve la capitale madrilène quelques années plus tard, et est ordonné prêtre à cinquante-neuf ans. Dans l’Espagne de Philippe IV, il bénéficie du dynamisme des commandes religieuses que suscite l’extraordinaire renouveau spirituel. Il se prête souvent à l’exécution de cycles ambitieux, comme celui de la Vie de la Vierge pour la cathédrale de Grenade, et conjugue volontiers les différents arts. C’est le cas pour l’autel du couvent de Sainte-Paule de Séville pour lequel il conçoit en 1635, avec son maître Juan Martinez Montañes, un gigantesque retable auquel appartenait le Saint Jean et la vision de Jérusalem que conserve aujourd’hui la Wallace collection de Londres.

Un retable pour l’auteur de l’Apocalypse

Consacré à saint Jean l’évangéliste, cet autel fut en grande partie démembré en 1810. Vendus par les sœurs du couvent, les tableaux furent achetés par le maréchal Soult (1769-1851) – resté tristement célèbre pour les spoliations auxquelles il se livra lors de son occupation de Séville de 1810 à 1812 – puis dispersés à sa mort en 1852. Du retable de saint Jean l’évangéliste ne subsistent plus aujourd’hui in situ que la structure – conçue par Cano – et quelques éléments sculptés. L’ensemble était pourtant considéré comme un chef-d’œuvre. Architecte, Cano avait imaginé une construction qui, par son utilisation des ordres et sa science des proportions, était nouvelle pour ce type d’objet. Il poursuivait en réalité ce qu’il avait initié au retable de Nuestra Señora de la Oliva à Lebrija de 1629 à 1631 : une gigantesque composition où architecture, sculpture et peinture se répondaient harmonieusement. Alors que la niche centrale accueille une figure sculptée de saint Jean à Patmos, les niches latérales étaient autrefois occupées par des tableaux déployant l’iconographie de l’évangéliste, dont Saint Jean et la coupe empoisonnée (Paris, musée du Louvre), la Vision de l’Agneau et la Vision de Dieu (Sarasota, John & Mable Ringling Museum of Art), la Vision de Jérusalem (Londres, Wallace collection), la Communion de la Vierge (México, musée San Carlos), Saint Jacques(Paris, musée du Louvre), et deux œuvres disparues, la Charité et la Foi. Il s’agissait donc d’un vaste programme iconographique qui mettait l’accent sur l’évangéliste comme auteur de l’Apocalypse.

« Viens »

La Vision de Jérusalem, qui utilise savamment le format vertical de la toile et joue d’un effet de répons avec les deux autres visions du retable aujourd’hui en Floride, est sans doute la composition peinte la plus ambitieuse du retable : la présence de l’ange lui confère une monumentalité évidente. Les personnages occupent les deux tiers du tableau : Jean, agenouillé, regarde intensément l’ange qui se penche vers lui et s’apprête à le relever. Derrière la créature céleste, Jérusalem apparaît dans une lumière dorée. La disposition des figures, la position des ailes de l’ange et les accords chromatiques guident le regard vers la « Ville sainte, la Jérusalem nouvelle, […] qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête pour les noces, comme une épouse parée pour son mari » (Ap 21, 2). Plus encore que la ville, c’est la douceur de l’ange guidant l’évangéliste dans sa vision qui semble avoir intéressé le peintre. Si la lumière dorée laisse deviner que la cité céleste a « en elle la gloire de Dieu » et que « son éclat était celui d’une pierre très précieuse, comme le jaspe cristallin » (Ap 21, 11), si l’on distingue la forme carrée, la grande muraille et les douze portes que l’apôtre décrit, il est en revanche impossible de voir les anges, les noms des douze tribus des fils d’Israël figurés sur les portes ou les pierres précieuses qui constituent les fondations de la muraille. Le dialogue entre l’ange et l’apôtre est transcrit avec poésie : « Viens, je te montrerai la Femme, l’Épouse de l’Agneau. » (Ap 21, 9) : c’est ce verset surtout qu’Alonso Cano nous permet de méditer. « Viens » ! Comment résister à cette invitation angélique ? La Jérusalem nouvelle est l’accomplissement de toutes les attentes eschatologiques formulées par les prophètes, de la promesse du Lévitique, « j’établirai mon habitation au milieu d’eux » (Lv 26, 11), à celles d’Isaïe. Ville de la paix, cité de Dieu, épouse de l’Agneau, elle est l’image de l’Église arrivée à sa plénitude (He 12, 22-23). En ces temps où l’Église terrestre semble secouée de toutes parts il est doux de se rappeler que notre cité est dans les cieux et d’écouter la « voix forte qui venait du Trône. Elle disait : « “Voici la demeure de Dieu avec les hommes ; il demeurera avec eux, et ils seront ses peuples, et lui-même, Dieu avec eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur : ce qui était en premier s’en est allé.” » (Ap 21, 3-4). Cette cité de Dieu, chantée par saint Augustin, est la « destination de notre pèlerinage, la patrie qui nous attend et à laquelle nous aspirons ». Rappelons-nous inlassablement que notre vocation est de « devenir une pierre vivante de cette splendide “demeure de Dieu avec les hommes” » (Benoît XVI) et, à la suite de saint Jean, prenons la main de l’ange et répondons à son appel : « Viens ! ».

Sophie Mouquin

Maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université de Lille.

Saint Jean et la vision de Jérusalem (1635), Alonso Cano (1601-1667), Londres, Wallace collection. © Dist. RMN-Grand Palais / The Trustees of the Wallace Collection.

 

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