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Les trésors de la rédaction

Scandale de la croix

Par Michel Steinmetz

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Comment un instrument de mort peut-il donner la vie ? C’est là sans doute le scandale de la croix qui révèle le dessein de Dieu.

Il y a eu, dans l’histoire, deux manières fondamentales de représenter la croix et le ­crucifix. Désignons-les, pour des raisons pratiques, comme le mode ancien et le mode moderne.

Deux visions de la croix

Le mode ancien, que l’on peut admirer dans les mosaïques des basiliques anciennes et sur les crucifix de l’art roman, est un mode glorieux, festif, plein de majesté. La croix, souvent seule, sans le Crucifié, est parsemée de pierres précieuses et projetée contre un ciel étoilé, avec, au-dessous, l’inscription : Salus mundi, Salut du monde, comme dans l’une des célèbres mosaïques de Ravenne. Les crucifix en bois de l’art roman expriment cette même idée à travers la représentation du Christ qui trône sur la croix en habits royaux et sacerdotaux (cf. He 4, 14-15), les yeux ouverts, le regard droit, sans une ombre de souffrance mais rayonnant de majesté et de victoire, non pas couronné d’épines mais de pierres précieuses. C’est la traduction en peinture du verset du psaume 95 : Dieu a régné par le bois [de la croix], selon une ancienne traduction. Jésus parlait de sa croix, en termes semblables, comme du moment de son « exaltation » : « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32).

Le mode moderne commence avec l’art gothique et s’accentue toujours davantage, pour devenir la manière ordinaire de représenter le crucifix jusqu’à aujourd’hui. Un exemple extrême est la Crucifixion de Matthias Grünewald sur le retable d’Issenheim. Les mains et les pieds se tordent autour des clous, la tête agonise sous un bandeau d’épines, le corps est couvert de plaies.

Double sens

Ces deux modes soulignent un aspect authentique du mystère. Le mode moderne – dramatique, réaliste, déchirant – représente la croix vue dans toute sa réalité crue, au moment où l’on y meurt. La croix comme symbole du mal, de la souffrance du monde et de la terrible réalité de la mort. La croix est représentée ici « dans ses causes », c’est-à-dire dans ce qui en général la produit : la haine, la méchanceté, l’injustice, le péché. Le mode ancien, lui, soulignait non pas les causes mais les effets de la croix ; non pas ce qui produit la croix mais ce qui est produit par la croix : la réconciliation, la paix, la gloire, la sécurité, la vie éternelle. La croix définie par Paul comme « gloire » ou « fierté » du croyant. Pour comprendre le mystère de la croix, il faut sans doute conjuguer la manière moderne de considérer la croix et la manière ancienne, afin de redécouvrir la croix glorieuse.

Maintenir la double compréhension

Dans la symbolique chrétienne, la croix présente ainsi un double visage. Dans le contexte de la passion de Jésus et de sa mort violente, les Évangiles évoquent la croix en tant qu’instrument de torture et gibet d’infamie. À cet égard, la croix n’aurait pas mérité de devenir un objet de vénération. Pourtant, très tôt, les chrétiens ont vu dans la croix, plutôt qu’un accessoire meurtrier, l’image du sacrifice par lequel Jésus nous affranchit du péché et de la mort. L’Apôtre Paul écrit en conclusion de son épître aux Galates : Mais pour moi, que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste ma seule fierté (Ga 6, 14) ; et dans l’hymne au Christ qui ouvre l’épître aux Colossiens : Car Dieu a jugé bon qu’habite en son Fils toute plénitude et que tout, par le Christ, lui soit enfin réconcilié, faisant la paix par le sang de sa Croix, la paix pour tous les êtres sur la terre et dans le ciel (Col 1, 19-20 ; cf. 2, 13-15).

Croix glorieuse

En ce sens, la croix du Christ peut être dite « glorieuse » : telle est la signification de la fête du 14 septembre. L’Évangile de la fête joue sur le double sens du verbe « élever » : élever sur la croix et élever dans la gloire. La référence à Moïse et au serpent d’airain sert ici de parabole prophétique. Plus tard, dans l’Évangile, Jésus déclare : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes », et l’évangéliste d’ajouter : Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir (Jn 12, 32-33). En même temps qu’elle donne la mort, la crucifixion symbolise paradoxalement la victoire sur la mort. C’est là la grande prouesse de Dieu que de transformer cet odieux instrument de supplice en croix glorieuse, par la résurrection.

14 septembre, fête du Seigneur

Cette fête s’appelle en grec ancien « Exaltation de la précieuse et vivifiante Croix », ce que le latin traduisait par « Exaltation de la sainte Croix ». Selon une tradition largement répandue, la « vraie croix » fut découverte en 326 par sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin le Grand, lors d’un pèlerinage qu’elle fit à Jérusalem. Cet événement eut pour les hommes et les femmes du ive siècle une portée que nous ne pouvons imaginer. Il était tout naturel qu’on construisît sur le site une église. C’est ce qu’ordonnèrent Hélène et Constantin. Au terme des travaux, qui durèrent neuf ans, la fête dura deux jours : le 13 septembre 335, l’église de la Résurrection fut consacrée et le 14 septembre, on présenta l’insigne relique de la croix à la vénération des fidèles. Par la suite, la fête de la Dédicace, dont la célébration demeurait marquée par des ostensions de la croix, se transforma rapidement en fête de la « Croix glorieuse ».

La gloire et la croix

Dans la liturgie actuelle, cette fête se situe au terme d’un parcours spirituel de quarante jours commencé avec la fête de la Transfiguration. La liturgie offre ainsi, comme dans le temps du Carême, un cheminement au cours duquel les chrétiens sont appelés à progresser pour entrer dans la sagesse de Dieu. Ces quarante jours d’été sont l’occasion d’approfondir un aspect essentiel du mystère chrétien. Si, spontanément, nous évoquons la souffrance de la croix avant d’envisager la gloire révélée par Jésus, la manifestation de la gloire sur le Thabor, en présence de Moïse et d’Élie, induit un chemin inverse. Car la Transfiguration n’est qu’une annonce de la gloire à venir par laquelle Jésus veut préparer Pierre, Jacques et Jean à entrer dans l’intelligence du mystère pascal. La gloire annoncée dans la vision se concrétise paradoxalement dans la croix. C’est sur l’instrument du supplice que se manifeste de manière irradiante la puissance de la vie. Le bois de la croix à la fois rappelle le supplice du Seigneur et apparaît comme le symbole par excellence du salut. La croix devient alors le signe éminent de l’amour sauveur de Dieu qui donne sa vie, en même temps que le signe de sa victoire sur le péché, le mal et la mort. Le don crucial du Christ initie la résurrection et la gloire. Ainsi, les quarante jours qui conduisent de la Transfiguration à la fête de la Croix ­glorieuse nous incitent à changer notre regard sur la croix pour y discerner, avant tout, le désir de Dieu que « la vie surgisse à nouveau d’un arbre qui donnait la mort » (préface de la messe).

L’arbre de vie

On s’habitue à tout : entendre le récit de la Passion, voir un crucifix. Le crucifix habite encore notre univers : à la croisée des chemins, objet de notre intérieur, bijou, enjeu politique même. Instrument de torture et de mort, une réalité atroce, il est aussi pour le croyant l’arbre de la vie, l’instrument du salut. Que chacun s’en souvienne quand il trace sur lui, au long de ses jours, le signe de la croix dans l’invocation du Dieu Trinité !


©MGF no 334, septembre 2020

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Michel Steinmetz

Michel Steinmetz, curé à Strasbourg, est responsable du service de pastorale liturgique et sacramentelle, et enseignant à la faculté de théologie de Strasbourg.

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