Ars nova et Devotio moderna

Par Pierre-Marie Varennes

Pierre-Marie Varennes

Le 21 mars 2023

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(Commentaire de couverture de la Semaine sainte 2023)

À la fin du XIVe siècle et tout au long du XVe siècle, notamment sous l’impulsion des fraternités des Frères de la vie commune, se développe en Flandre et en Hollande une nouvelle forme de piété et de spiritualité qui prendra le nom de Devotio moderna et qui, finalement, fondra harmonieusement ses richesses dans le trésor des spiritualités catholiques. Il s’agissait d’équilibrer la pratique induite par les liturgies publiques et officielles – laquelle était trop souvent vécue d’une manière trop formelle et superficielle – par une piété intime qui considère que la vie du chrétien se déroule d’abord au plus profond de lui-même. On ne cherche plus à se fondre en Dieu en s’élevant vers lui, selon l’idéal de la spiritualité médiévale. Mais puisque c’est Jésus Christ qui vient habiter le chrétien, il s’agit désormais, en quelque sorte, de le faire vivre en nous en imitant la vie qui fut celle de Jésus Christ ici-bas. Cette imitation de Jésus Christ, y compris l’imitation de sa charité dans une vie active, vient faire contrepoids au risque que l’adepte de la Devotio moderna ne sombre dans le subjectivisme et l’individualisme spirituels. On veillera ainsi à valoriser le « sacrement du frère », qui offre d’infinies opportunités de rencontres réelles de Jésus Christ dans la vraie vie, et de consécration à son service. En atteste une anecdote (que je cite ici de mémoire), tirée de la geste du bienheureux Jean Ruysbroeck. Au cours de la messe de la communauté, le bienheureux voit un frère qui tient dans ses mains le bol fumant d’une odorante tisane. Interrogé sur la raison de ce fait, le frère répond : « J’ai préparé ce remède pour un frère gravement malade ; j’attends pour le lui apporter la fin de la messe, car Messire Dieu premier servi. » Et le bienheureux de répondre : « Va immédiatement porter le remède à ton frère malade, car le Dieu que tu iras trouver est bien aussi vrai que le Dieu que tu quitteras à la messe. » Saint Vincent de Paul reprendra cette maxime en répétant inlassablement aux sœurs de la Charité qui avaient tendance à vouloir privilégier l’office divin face au service des pauvres : « Mes sœurs, ce n’est pas quitter Dieu que de quitter Dieu pour Dieu. »

Pour soutenir cette nouvelle spiritualité, la peinture flamande et néerlandaise a fait correspondre un ars nova, à la Devotio moderna. C’est à cet art nouveau, lancé notamment par les Van Eyck, que se rattache l’œuvre qui illustre la couverture de votre Magnificat de la Semaine sainte. Vous pouvez observer l’hyperréalisme qui caractérise cet art : il cherche à reproduire l’illusion du monde visible jusque dans ses moindres détails, pour mieux ouvrir à la contemplation de l’univers invisible au plus intime de soi-même. Remarquez à cet effet la lumière subtile qui baigne la composition et le fond d’or qui signifie le royaume de Dieu dont la Mère du Christ est désormais la reine.

Ce petit panneau était destiné à la dévotion privée. Il cherche à communiquer une émotion et à créer une forte empathie pour le sujet. Normalement, la représentation de la Vierge de douleur était associée à une représentation du Christ couronné d’épines, ainsi qu’on peut le voir sur le diptyque conservé au musée Suermondt-Ludwig d’Aix-la-Chapelle (1). Le modèle créé par Dirk Bouts (1415-1475) eut un tel succès qu’une production de copies en série dut être lancée et qui perdura près d’un siècle dans l’atelier d’Albrecht Bouts (v. 1451/55-1549), fils de l’artiste et peintre de génie lui aussi.

Pierre-Marie Varennes

  1. Albrecht Bouts (v. 1451/55-1549), Ecce Homo et Mater Dolorosa (v. 1500-1515), musée Suermondt-Ludwig, Aix-la-Chapelle, Allemagne. L’œuvre peut être contemplée en cliquant ici.

Mater Dolorosa (1480-1500), Dieric Bouts (Atelier, XVe s.), Art Institute of Chicago, Il., USA. Photo : Domaine public.

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Pierre-Marie Varennes

Directeur de la rédaction de Magnificat et auteur de nombreux ouvrages. Magnificat Semaine sainte 2023