Sainte Brigitte de Suède recevant la règle de son ordre (1459), Agostino di Duccio (1418-1481)
Il y a dans cet élément de prédelle, deux histoires fortes qui s’entrecroisent. Celle de la sainte qui est représentée et celle du sculpteur qui a poli ce marbre avec tant de soin. Un siècle seulement a séparé leurs vies terrestres, deux chemins très différents, unis par une même recherche de Dieu dans les âmes ou dans la pierre.
Une femme forte
Brigitte de Suède († 1373) est une femme impressionnante. Épouse, mère de huit enfants, fondatrice d’un ordre religieux, mère abbesse, auteur mystique, le tout dans un xive siècle peu connu pour son féminisme radical : elle force profondément l’admiration. Bien sûr, elle vient d’un milieu élevé, éduqué et religieux. Sa grand-tante Ingrid était religieuse et sainte, fondatrice d’un couvent dominicain. La foi, la prière des heures sont présentes dans son quotidien et dans son mariage avec Ulf Gudmarsson, prince et sénéchal de Néricie. Elle encourage son époux à aider les pauvres, à être un seigneur juste, à ouvrir un hôpital et y servir et, au fur et à mesure des années, ils renonceront ensemble au faste de leur vie pour une piété vraie et frugale. La façon dont ils vont élever leurs huit enfants est elle aussi profondément religieuse, l’une des filles, Catherine de Suède, sera elle aussi canonisée.
Révélations et fondation
Après la mort d’Ulf, Brigitte devient religieuse. Elle fonde le double monastère d’hommes et de femme de Vadstena dans le diocèse de Linköping, en 1346, avec l’aide du roi Magnus de Suède pour lequel elle avait auparavant été intendante du royaume. Elle institue un ordre nouveau : l’ordre du Très-Saint-Sauveur, également connu sous le nom de « Brigittines », dont les religieux et religieuses suivent la règle de saint Augustin. C’est cette fondation que représente la prédelle. Brigitte est assise dans le cercle d’une couronne de lauriers, symbole d’élection et de pureté, avec le Christ tout jeune homme. Les deux anges qui les entourent ne sont pas dans cette couronne, le cœur à cœur est exclusif. Ils ne pourront qu’entourer de leurs mains le précieux colloque. Dans sa main gauche, le Christ brandit la règle du nouvel ordre qui prend place exactement au centre du marbre. Son autre main est fermement tenue par sainte Brigitte, qui semble s’arrimer au Seigneur, comme un bateau à son ancre, et comme le démontrera toute sa vie. De l’autre côté, elle tient un livre. Ce sont certainement ses Révélations, des écrits qui sont parvenus jusqu’à nous. Dès l’âge de 10 ans, Brigitte fut gratifiée d’une vision du Christ en croix, suivie d’autres, consignées dans ces révélations mystiques. C’est d’ailleurs dans les ailes d’une chimère à tête de femme qu’elle fait se reposer le livre, symbole des « illuminations » qu’elle reçut. Après sa fondation, Brigitte alla à Rome, fit également un pèlerinage sur les lieux saints, et fut une fine observatrice et conseillère de premier plan de l’Église de son temps. Elle fut déclarée copatronne de l’Europe par le pape saint Jean-Paul II en 1999, en même temps que Catherine de Sienne et Édith Stein. Le monastère de Vadstena qu’elle fonda est encore occupé aujourd’hui par des brigittines, preuve s’il en est de la force et de l’héritage de cette femme de droiture et de foi.
« Ma fille, vous devez avoir cinq vertus intérieures et cinq extérieures. Les extérieures : une bouche pure et exempte de médisance ; les oreilles closes aux vaines paroles ; les yeux chastes et pudiques ; vos mains aux bonnes œuvres, et vos pieds éloignés de la conversation humaine. Au-dedans, il vous faut avoir cinq autres vertus : aimer Dieu avec ferveur ; le désirer avec sagesse ; donner des biens temporels avec une juste, droite, et raisonnable intention ; fuir le monde avec humilité, et attendre fermement et patiemment mes promesses. »
La Vierge Marie à sainte Brigitte de Suède, Révélations, livre 5, chapitre 1
Rêves de pierre
C’est un chemin plus tortueux, que celui du sculpteur dont les mains ont ciselé ces beaux visages de marbre, aujourd’hui couleur de miel, avec leurs yeux en amande. Agostino di Duccio est un élève de Donatello et de Michelozzo. Mais son parcours est assombri par une accusation, en 1441, de vol d’argenterie dans le couvent où son frère est moine. Il est banni de Florence, ville des artistes, et se réfugie à Modène. Il approfondit son art de la sculpture au service de plusieurs églises, puis se rend à Venise pour étudier le gothique tardif. On le décèle précisément dans l’écriture du bas-relief de cette prédelle, aux plis de vêtements extrêmement fins, nombreux et ciselés. Après de nombreuses réalisations, dont une grande Madonna col Bambino créée à Forli et les œuvres pour la chapelle San Lorenzo dans la basilique San Domenico de Pérouse, dont le marbre qui nous occupe ici, Agostino finira par pouvoir rentrer à Florence. Il s’attaquera alors, dans le soir de sa vie, à un énorme bloc de marbre de plus de cinq mètres de haut. Il veut figurer un prophète qui prendra place auprès d’un Josué que son maître Donatello avait créé cinquante ans plus tôt. Mais au bout de trois années de travail, il renoncera à venir à bout de cette montagne de carrare. Les hasards de l’histoire font que ce même bloc abandonné sera repris quelque quarante ans plus tard par… Michel-Ange, et que, si le rêve de pierre d’Agostino ne vit pas le jour, celui de Buonarroti fit naître de ce bloc ardu l’une des sculptures les plus connues au monde : le David.
Fleur Nabert
Sainte Brigitte de Suède recevant la règle de son ordre (1459), Agostino di Duccio (1418-1481), New York (États-Unis), The Metropolitan Museum of Art. Photo : Domaine public.
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