Pour la solennité de la nativité du Seigneur, la liturgie propose quatre messes différentes : c’est une caractéristique unique et propre à l’Occident, depuis saint Grégoire le Grand († 604). Auparavant, au ve siècle, sous le pape Léon le Grand, on célébrait seulement une messe du jour à Saint-Pierre de Rome (1). Puis, au vie siècle, lorsque l’on construisit la basilique de Sainte-Marie-Majeure, on y adjoignit un oratoire avec une crèche imitant Bethléem. Le pape allait alors, comme à Bethléem, y célébrer une messe de la nuit. Par ailleurs, comme le 25 décembre était aussi la date de la naissance au ciel de sainte Anastasie, martyre (2), le pape prit l’habitude de célébrer une messe tôt le matin pour honorer les Orientaux présents à Rome. Mais rapidement, Anastasie passa au second plan, et cette messe de l’aurore devint une troisième messe de Noël. Plus tard, Charlemagne imposera à tout l’Occident ces trois messes auxquelles s’ajoutait, au soir du 24 décembre, une messe de la vigile, comme pour toutes les grandes fêtes.
Il s’est donc mis en place tout un dispositif très riche d’antiennes et de lectures propres qui donnent à la fois une grande diversité d’éclairages spirituels et une unité réelle autour de la dimension pascale du mystère de Noël : le passage de la nuit au jour, tout au long de ces quatre messes, permet de suivre presque physiquement comment la nuit de Noël annonce déjà la nuit de Pâques et le ciel étoilé des bergers appartient déjà à l’aube de la résurrection (3).
Aussi, cherchant à mieux comprendre ce cheminement essentiel à une juste perception spirituelle du mystère de Noël dans sa liturgie, parcourons ces quatre messes à travers le prisme des antiennes d’ouverture et de communion et un choix d’hymnes en français accordées à chacune des célébrations que l’Église offre, en cette fête, à ses fidèles.
Ce soir, vous connaîtrez votre Sauveur
La messe de la veille au soir se situe à la jonction des temps de l’Avent et de Noël : les lectures proposées sont encore tout orientées vers l’attente de celui qui doit venir, Jésus le Messie, et, dans le même temps, l’antienne d’ouverture chante déjà : « Ce soir vous connaîtrez votre Sauveur, car le Seigneur vient ; demain vous verrez sa gloire » (cf. Ex 16, 6-7). Celui qui est venu et qui viendra vient aujourd’hui. On peut donc dire que cette antienne entrouvre véritablement la porte qui nous séparait encore de la fête. Celle-ci s’entrebâille pour ne plus se refermer : « Seigneur, venez, la terre est prête pour vous accueillir […] car toute chair attend le Verbe de Dieu (4). » Ainsi le chante si bien cet ancien cantique, dont la musique est démarquée de la mélodie pascale de l’Exsultet grégorien, et qui, en même temps, évoque très bien l’atmosphère propre à cette messe : le rythme se fait légèrement dansant, mais pas trop, comme un tressaillement de joie encore retenu par l’attente ; et déjà il nous laisse pressentir que « la gloire du Seigneur va se révéler et [que] tout homme verra le salut de notre Dieu » (antienne de communion ; cf. Is 40, 5).
La messe de la nuit nous plonge maintenant au cœur du mystère de Noël. Durant tout l’Avent, nous avons supplié Dieu d’ouvrir les cieux. Mais qu’attendons-nous réellement ? L’éclat des trompettes pour annoncer la venue du Sauveur ? Le tonnerre du Sinaï ? Or, voici que, de manière quelque peu inattendue, l’antienne d’ouverture chante : « Le Seigneur m’a dit : “Tu es mon Fils ; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré” » (cf. Ps 2, 7).
Aujourd’hui donc, le silence de l’éternité s’efface : Dieu parle, mais il ne parle pas comme le Seigneur à ses anges pour qu’ils sonnent de la trompette ; non, c’est comme Père qu’il s’adresse à son Fils dans le silence éloquent de la Trinité. C’est pourquoi, sur terre aussi, tout se passe dans le silence de la nuit, dans le silence d’un enfant qui ne sait pas encore parler et que, pourtant, nous reconnaissons comme « le Verbe fait chair » (cf. Jn 1, 14). La porte des cieux est définitivement ouverte, la fête est là : « Toute nuit revit dans le silence le secret que fit le premier jour […]. La voici, la nuit de Dieu, d’où le jour va naître comme un feu (5). » Ce cantique nous fait vraiment sentir combien, insensiblement, nous sommes en train de passer des ténèbres à la lumière. Et sortant du silence, nos voix ne peuvent alors s’empêcher de s’unir à celles des anges pour chanter de nouveau, comme à Pâques, la gloire de Dieu ! Car, désormais, ainsi que le chante l’antienne de communion, « le Verbe s’est fait chair, et nous avons vu sa gloire » (cf. Jn 1, 14).
Aujourd’hui, la lumière va resplendir
Avec la messe de l’aurore, le soleil se lève : la promesse est accomplie. La liturgie va donc s’ouvrir naturellement sur l’évocation de la lumière. C’est pourquoi l’Église chante, d’une voix joyeuse et claire, dans l’antienne d’ouverture : « Aujourd’hui, sur nous, la lumière va resplendir, car le Seigneur nous est né » (cf. Is 9, 1.5). Comme aux premières lueurs de Pâques, nous célébrons la venue de Jésus, sa victoire et notre salut : « Aujourd’hui, dans notre monde, le Verbe est né. […] Aujourd’hui, dans nos ténèbres, le Christ a lui pour ouvrir les yeux des hommes qui vont dans la nuit. L’univers est baigné de sa lumière (6). »
Dans sa sérénité et sa simplicité mélodique, cette musique qui s’inspire de l’hymne grégorienne de Noël Jesu, Redemptor omnium, rend parfaitement le climat propre à cette messe : elle dit la lumière plus forte que les ténèbres, mais sans violence ; elle dit la joie plus forte que l’angoisse, mais sans triomphalisme, se faisant l’écho de la nuit : « Gloire à Dieu et paix sur terre, alléluia ! » Et pour finir, l’antienne de communion se fait, elle aussi, l’écho de cette joie des anges : « Exulte, fille de Sion, danse et crie de joie, fille de Jérusalem : Voici ton roi qui vient, le Saint, le Sauveur du monde » (cf. Za 9, 9).
Un enfant nous est né
La messe du jour, qui est la plus ancienne célébration de Noël, atteint son point culminant dans la proclamation du Prologue de saint Jean (1, 1-18). La lumière qui a brillé sur nous à l’aurore est désormais descendue sur la terre et s’est maintenant totalement épanouie. L’antienne d’ouverture peut alors chanter sans retenue : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné. » C’est pour nous que Dieu s’est fait chair, afin que nous ayons part à sa vie divine ; et nous pouvons le contempler d’une joie émerveillée, car dans le visage du Fils se révèlent les traits du Père, dans cet enfant l’Église goûte pleinement l’indicible douceur de l’amour divin à laquelle s’accordent si bien nos flûtes et nos pipeaux : « Le Fils de l’homme est né, Noël ! Jésus nous est donné, Noël (7) ! » Ici, sur la musique du choral In dulci jubilo, le rythme de danse se dessine très nettement, car nous sommes maintenant définitivement passés de l’autre côté de la porte, nous nous trouvons en pleine fête. Désormais, comme le chante l’antienne de communion, « sur toute l’étendue de la terre, on a vu le salut de notre Dieu » (cf. Ps 97, 3). Sans doute ne nous faut-il pas moins de quatre messes pour l’accueillir et nous faire entrer en profondeur dans le mystère pascal de Noël, cet « admirable échange » qui nous invite « à devenir des dieux grâce au Christ, du moment que lui-même, par nous, est devenu homme » (Grégoire de Nazianze).
(notes)
1. La fête de Noël semble être attestée à Rome depuis 336, mais elle a peut-être pris naissance un peu avant 300, en Afrique du Nord.
2. Elle est mentionnée, avec d’autres, dans la seconde partie de la prière eucharistique I.
3. Notons, au passage, la coïncidence qui veut qu’en grec, résurrection se dise anastasis, d’où le prénom ancien d’Anastasie.
4. Didier Rimaud, Seigneur, venez, E20.
5. Claude Duchesneau, H.-J. Gauntlett, La voici, la nuit de Dieu, F256.
6. Didier Rimaud, Aujourd’hui dans notre monde, FP47.
7. Didier Rimaud, Le Fils de l’homme est né, FP146.
« Regard sur la liturgie », MGF 313, décembre 2018